#369 - novembre/decembre 2023

– Vous êtes Italien ?

– Non, je suis Sicilien

L’immigration en Belgique ne se résume pas à une juxtaposition de provenances nationales. Chacun des groupes nationaux (“les” Marocains, “les” Espagnols, “les” Turcs…) est formé d’une riche toile de diversités régionales (Rifains, Catalans, Basques, Kurdes…). Au-delà de l’étiquette nationale, les sous-identités régionales jouent un rôle essentiel dans la façon dont ces communautés s’intègrent et préservent leur patrimoine dans le tissu multiculturel belge. Dans le cas de l’immigration italienne, la sous-identité sicilienne se veut différente par son histoire et sa culture1.

 

Les notions de nationalité et d’identité, bien que relativement récentes dans le champ de l’historiographie, revêtent une signification et une importance cruciales dans la question des “sous-identités régionales”. Perçus de l’extérieur, les Siciliens sont évidemment catégorisés comme Italiens. Cependant, cette perception diffère sensiblement du point de vue des insulaires eux-mêmes.

 

Repères historiques

 

La communauté sicilienne est la communauté italienne la plus représentée en Belgique. Elle constituerait en 2022, selon l’ISTAT2, environ 36 % de la population italienne totale, soit 99.508 Siciliens sur 277.342 Italiens. Les Siciliens établis en Belgique proviennent de diverses zones emblématiques de la Sicile, notamment des provinces d’Agrigente, d’Enna et de Caltanissetta, regroupées sous l’appellation de “triangle de la dépression” en raison des conditions socio-économiques difficiles qui y ont toujours sévi.

 

L’émigration sicilienne s’articule autour de quatre vagues majeures au cours des XIXe et XXe siècles. La première vague s’étend de 1890 à 1914, suivie par celle qui se déroule durant l’entre-deux-guerres (1919-1940). La troisième phase débute après la Seconde Guerre mondiale en 1946 et se termine en 1975. Enfin, la quatrième et dernière vague, plus récente, a commencé à la fin du XXe siècle, en 1998 et se poursuit encore aujourd’hui. Chaque vague se caractérise par des causes et des éléments différents.


L’installation des immigrés siciliens en Belgique s’est effectuée, comme pour les autres Italiens, selon une logique de proximité avec leurs lieux de travail, tels que les anciens bassins industriels de Wallonie et de Campine et quelques grands centres urbains comme Bruxelles et Anvers. Cette concentration spatiale a donné lieu à la formation de quartiers immigrés, comparables à des ghettos, dans les années 1950 dans les villes wallonnes, et dans les années 1980 à Bruxelles3. Par ailleurs, toute l’histoire de l’immigration montre aussi que cette concentration correspond également au souci de reconstituer dans un premier temps un espace de convivialité et de solidarité où les habitudes culturelles du pays d’origine peuvent être maintenues (occupation de l’espace public, magasins, etc.). Cette tendance est observable dans les classes populaires belges et immigrées ainsi que dans les classes favorisées qui vivent dans des quartiers résidentiels où elles créent un autre entre-soi4.

 

Le sens des affaires

 

L’émigration sicilienne en Belgique a entrainé un changement significatif dans la répartition sectorielle des métiers exercés par ces migrants. En effet, il a été constaté que de nombreux émigrants sont passés du secteur primaire (notamment l’agriculture puis l’extraction minière) dont ils provenaient, aux secteurs secondaire et tertiaire. Ce phénomène témoigne des ajustements professionnels nécessaires pour s’adapter aux opportunités économiques disponibles dans le pays d’accueil, ainsi que de l’évolution de la structure économique de la Belgique. Ces changements ont eu un impact significatif sur la vie et l’intégration des émigrants siciliens et de leur descendance dans la société belge. On a remarqué que les Siciliens ont un certain sens de l’entrepreneuriat, impliquant des risques et un engagement substantiel. Néanmoins, il est crucial de ne pas idéaliser cette transition vers le secteur tertiaire, parfois forcée par les suppressions d’emplois dans les autres secteurs.


Identité et traditions

 

Mais, qu’est-ce qui, selon eux, différencie les Siciliens des autres Italiens? Tout d’abord, on observe un sentiment d’appartenance identitaire extrêmement important chez les Siciliens. L’identité sicilienne est particulièrement marquée par son histoire et la succession d’événements qui ont façonné l’île au fil du temps. Ils revendiquent des traits physiques distinctifs par rapport aux autres Italiens, ce qui est évidemment très relatif. Mais, par sa position géographique au carrefour de différentes cultures, l’identité sicilienne est influencée par diverses traditions et coutumes, qui la rendent unique et diversifiée. L’historien italien Salvatore Ludo dit même que les Siciliens seraient “attachés à la sicilianité. La sicilianité serait comme l’hispanité ou la négritude, une sorte de condition existentielle de laquelle on ne peut sortir”5!

 

En outre la langue (appelé par d’autres le dialecte) de Sicile revêt une importance capitale dans la vie quotidienne. Ignazio Sucato, linguiste et philologue sicilien, a mis en avant que le dialecte sicilien a assimilé, au fil des siècles, avec une force surprenante, des éléments provenant de langues orientales, méditerranéennes et africaines6. Cette fusion de diverses influences en une vitalité homogène serait considérée par les linguistes comme caractéristique d’une véritable langue plutôt que d’un simple dialecte7.

 

Ensuite, les immigrés siciliens ont leur propre ensemble de coutumes et de traditions qui les distinguent des autres communautés italiennes. Un aspect très important dans la transmission des coutumes siciliennes se situe au niveau de la nourriture ainsi que des fêtes et célébrations. Ces deux concepts sont étroitement liés et constituent un aspect essentiel de la vie communautaire sicilienne. Qu’il s’agisse de célébrations religieuses, d’anniversaires ou de mariages, les occasions ne manquent pas pour se réunir et festoyer, perpétuant ainsi les traditions siciliennes au fil des générations. D’après Isabelle Cocimano, c’est à travers ces moments de fêtes que “le côté sicilien va ressortir, que le sentiment d’appartenance va se raviver”8. Giuseppe Chiodo, ancien président de l’USEF9 Saint-Nicolas, m’expliquait pendant mes recherches le côté très extravagant des fêtes et mariages siciliens : “Les fêtes, qu’elles soient religieuses, familiales, ou d’autres catégories, sont très extravagantes et luxueuses […]. Mon frère s’est marié en Sicile en 1972 et a invité toute la famille qui résidait en Belgique et celle qui était en Sicile. Il y avait cinq cents personnes invitées au mariage. Et tout le monde est venu ! Il y avait trois cents personnes au mariage de ma fille. On peut clairement lier cela à l’hospitalité sicilienne”10.

 

Solidarités familiales

 

On peut également citer le rôle central de la famille dans la vie des Siciliens, une famille dont la fonction principale est de socialiser les jeunes membres de la communauté. Dans cette perspective, la famille est considérée comme “sacrée” et représente un pivot autour duquel gravitent les valeurs de solidarité, d’entraide et de confiance mutuelle. Elle assure la proximité, le soutien, la sécurité et une assurance fiable, durable et résiliable face à un extérieur perçu comme potentiellement menaçant. La famille sert également de rempart contre les désordres qui peuvent survenir dans la vie, l’environnement et surtout face à l’État.

 

Finalement, il faut aussi prendre en compte la vision et perception des Siciliens par les Belges et les autres Italiens. Après la Seconde Guerre mondiale, il semble que les Belges aient fait une distinction entre les Italiens du nord, considérés comme courageux et “civilisés”, et les Italiens du sud, stigmatisés de la pire des façons. Les stéréotypes et préjugés envers les immigrés siciliens étaient très répandus. Les Siciliens en Belgique (ou plutôt les “chicholiens”) ont mauvaise presse. En effet, après une analyse de la presse belge, il est clair que les Siciliens, qu’ils soient en Belgique ou non, sont victimes de préjugés tenaces. Ces derniers sont alimentés par de nombreux articles de presse qui présentent le Sicilien comme “un bandit”, “un escroc”, “un homme qui veut se gouverner lui-même”, “un meurtrier” et “un criminel”, souvent “lié à la mafia”.

 

Des stéréotypes coriaces

 

Au sein même de la communauté italienne, les stéréotypes et préjugés envers les Siciliens sont courants. Ainsi, certains Siciliens que j’ai interviewés me révélaient qu’ils ont déjà été moqués en raison de leur accent sicilien ou tout simplement parce que Siciliens : “On a tout de même entendu tous les discours préfabriqués du Sicilien violent, jaloux, agressif, qui sort le couteau rapidement, irascible, presque Cro-Magnon, en quelque sorte. Quand on a dit que j’étais Sicilien, ma belle-famille [originaire du nord de l’Italie] avait l’impression que ma femme avait marié le dernier “mongol” et imbécile venu”11.

 

En conclusion, les immigrés siciliens se veulent très différents des autres Italiens mais incarnent plutôt la culture de l’ensemble du “Mezzogiorno” (du sud) italien avec laquelle je n’ai détecté que des nuances subtiles. Les causes de leur départ (économiques ou politiques) sont assez similaires à celles des autres Italiens. Cependant, leur arrivée tardive en Belgique, en grand nombre et avec un pourcentage élevé d’analphabètes, a conduit à un regroupement plus marqué, retardant leur intégration, notamment sur le plan linguistique.

 

Aujourd’hui, leur volonté de se différencier des autres Italiens est instrumentalisée par des mouvements politiques indépendantistes, comme il y en a aussi au nord de la botte italienne, avec la Ligue du Nord (devenue “Ligue” pour engranger plus largement des voix).

 

Il est très probable qu’une étude approfondie des immigrants napolitains ou calabrais, présents en Belgique, révélerait en réalité des caractéristiques culturelles très similaires à celles des Siciliens. Il est évident que des enquêtes approfondies mériteraient d’être menées sur d’autres sous-identités régionales, telles que les Kurdes, les Rifains ou encore les Catalans, pour évaluer leur poids au sein des identités nationales, ou en opposition à ces dernières.

[1] D’après le mémoire d’Anthony Caci: L’immigration sicilienne en Belgique durant la deuxième moitié du XXe siècle: une immigration italienne comme les autres ?, ULB, juin 2023. 

 

[2] Instituto Nazionale di Statistica.  

 

[3] MARTINIELLO Marco et REA Andrea, Une brève histoire de l’immigration en Belgique, Bruxelles, Fédération Wallonie-Bruxelles, 2012.

 

[4] Loc. cit.

 

[5] LUPO Salvatore, « La Sicilia tra metafora e storia », dans BUDOR Dominique et DE PAULIS-DALEMBERT Maria Pia (dir.), Sicile(s) d’aujourd’hui, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2011, p. 34. 

 

[6] SUCATO Ignazio, La lingua siciliana : origine e storia, Palerme, La Via, 1975, p. 10. 

 

[7] Loc. cit. 

 

[8] COCIMANO Isabelle, Hennuyers siciliens. Troisième génération: identités et projets, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2009 (Cahiers Migrations), p. 36. 

 

[9] Unione Siciliana Emigrati e Famiglie 

 

[10] Interview de Giuseppe Chiodo, le 01/02/2023, Seraing. 

 

[11] Interview de Dino Calà, le 31/01/2023, Bruxelles.