#357 - mai/juin 2021
Faut qu’on cause
Police, politiques, jeunes
#357 - mai/juin 2021
Vers un retour à la police de proximité ?
L’antagonisme entre l’action policière et les attentes croissantes de la société en matière de droits et libertés individuels conduit la police de confrontation dans une impasse. Des modèles à suivre existent pourtant, où l’on apprend à inclure de l’éthique dans les actions.
Débattre du thème des violences policières ne revient nullement à stigmatiser l’ensemble des services de police comme étant spécialement violents. On parle par ailleurs – sans ambages – de violences familiales, violences entre communautés, violences entre groupes de jeunes, de bandes rivales ou de gangs. Dénoncer ces violences policières devenues illégitimes ne signifie pas non plus nier les conditions de travail difficiles des agents de police et se taire sur les violences qu’eux-mêmes peuvent subir.
La démocratie exige qu’on dénonce ces violences policières et qu’on préserve la confiance entre (et envers) les institutions et la population. Il revient donc à signifier clairement que les méfaits de quelques agents n’annulent pas le travail positif de tous. Il ne s’agit pas non plus de relativiser la violence que subissent certains citoyens (en général issus de minorités culturelles) et la gravité des faits commis de part et d’autre, mais d’affirmer qu’il s’agit ici des enjeux fondamentaux tels que la défense des Droits de l’Homme et de la dignité humaine en général.
Dans ce contexte des violences policières, revenons au tout début de ce qu’on appelle les “émeutes de Bruxelles” (mai 1991) pour avoir un éclairage plus large. Différents sociologues ont abordé cette question (Didier Lapeyronnie, François Dubet en France; Andrea Rea, Marco Martiniello, Felice Dassetto en Belgique)1. Ce dernier pose la question: qui sont ces jeunes ? Comment expliquer ce déferlement de violence? Comment adviennent ces rassemblements subis? Quid de cette culture jeune qui semble se forger et se vivre surtout et à travers des réseaux distincts?
Il faut toutefois revenir au motif de ces soulèvements violents: les contrôles répétés de ces jeunes des quartiers par des policiers ont fini par mettre le feu aux poudres. Dassetto soutient que ces événements sont plus des mouvements de protestation sociale: faute de relais et de porte-paroles, faute de savoir s’exprimer par la parole ou trouver des canaux d’expression, ils prennent la voie de la violence.
On retiendra que ces premières émeutes qui ont embrasé quelques communes de l’agglomération bruxelloise (Saint-Gilles, Saint-Josse, Molenbeek) vont bousculer le gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et aussi la gendarmerie royale (démilitarisée en janvier 1992) qui va créer en décembre 1992 la Cellule d’Étude du Multiculturalisme (CEM, comprenant 5 cadres civils universitaires dont moi-même) sur décision du conseil des ministres (17 mai 1991).
Sa mission est fixée par le gouvernement: la CEM sera chargée de l’étude et du suivi des problèmes que peuvent rencontrer les jeunes pour la sécurité publique et des mesures adéquates en la matière. Une attention est accordée aux institutions autres que les services de police qui nous fournissent des renseignements, informations qu’exploite la CEM:
Toutes ces informations seront versées dans la formation à destination des hommes de terrain (modules psycho-sociaux dont le contenu s’enrichit progressivement) et des analyses de contextes (expertises qui seront fournies à la demande des brigades de terrain visitées plusieurs fois).
Il s’agit d’une politique multiculturelle en action et non un contenu figé, superficiel ou académique. Il s’agit d’un véritable changement de paradigme qui redéfinit le rôle de la police et qui invite à se baser sur un maintien de l’ordre de façon globale et non uniquement sur le maintien d’un ordre qui se fonde essentiellement sur des considérations judiciaires.
Il s’agit d’un Problem Solving (ou résolution des problèmes), c’est-à-dire la coproduction de sécurité qui implique non seulement les citoyens mais également les divers services locaux. Ils ont à se focaliser sur la prise en charge des problèmes rencontrés plutôt que sur la réponse réactive aux infractions constatées.
C’est le rôle fondamental du Community Policing ou police de proximité orientée vers la résolution des problèmes concrets de terrain. On s’intéressera plus particulièrement aux manifestations de la vie sociale non conflictuelle et conflictuelle des communautés dites étrangères, et au développement des processus problématiques ou risques, tels que l’extension des conflits au sein des différents groupes, clans de ces communautés (Turcs/Kurdes, par exemple); les règlements de compte (autour du trafic de stupéfiants), vendetta,mouvements ou spirale de la violence en général; la récupération et l’exploitation par des groupes à idéologie extrémiste (groupes d’extrême-droite, islamistes) ou des organisations criminelles (mafia, etc.).
L’axe majeur reste toutefois celui d’étude de l’acculturation des jeunes – dits d’origine étrangère de la 2e génération – qui les fragilise de manière spécifique dans le processus d’insertion socioculturelle et économique au milieu d’accès. Un accès difficile et réduit aux ressources culturelles via les aides des associations et mouvements de jeunesse.
Au niveau scolaire, cela se traduit par des difficultés d’insertion scolaire, se doublant par un manque de qualification ou de formation, ou de décrochage scolaire partiel ou intégral. Sans parler de la stagnation au niveau de l’ascension sociale et d’un contrôle social et familial faible se manifestant par des crises, voire le rejet de l’autorité en général.
De plus, il faut signaler une relative impunité au niveau des sanctions (sociales, pénales, symboliques, etc.), vu la faiblesse de l’intervention de l’encadrement jusqu’à la démission de l’autorité parentale, et la défection des intervenants sociaux et des services de police. Les incivilités se multiplient, ainsi que des actes de vandalisme et saccages de locaux divers. A cela s’ajoute une concentration de population marginalisée, de ghettoïsation et d’habitats dégradés. Au niveau économique, l’emploi précaire et le chômage de longue durée se généralisent.
Ce travail de maillage progressif de la CEM sera malheureusement mis entre parenthèses lors de la réforme des services de police (2001) qui verra la disparition de la gendarmerie et le changement de profil de notre CEM qui deviendra Service d’étude de la diversité interne (SED, celle-ci étant reliée à la direction des ressources humaines de la police fédérale). Les 198 zones de la police locale ne feront plus appel à nos services. Le multiculturalisme sera enterré sans sépulture.
Objectivement et en nous référant à de nombreux appuis opérationnels apportés au niveau des brigades de la gendarmerie (Bruxelles et ses 6 ou 7 communes sensibles, Liège /Droixhe, Visé, Charleroi, Mons, La Louvière, Namur, Marchienne-au- Pont, Verviers, Tubize, Farciennes, Houthalen, Gand, Lokeren, Anvers, Malines,Courtrai, Saint-Trond, Arlon, etc.), Il y a un net recul des émeutes (sinon leur disparition à partir de 1996) et seulement une subsistance de conflits habituels, résiduels (entre jeunes et policiers) et un accueil de plus en plus ouvert à la police de proximité qui n’est pas facile de mettre en œuvre.
Je parle en connaissance de cause, ayant été pratiquement le seul sociologue de terrain qui a longuement multiplié les contacts avec les associations par mon expérience d’observateur et enquêteur2.
Les lignes d’action du multiculturalisme ont été opérées dans le cadre de la FPB (Fonction de police de soutien à la base de la société). Le multiculturalisme présente aussi certains points de contact avec la FPS (Fonction de police orientée vers le sécuritaire). Le premier volet permet de renforcer et d’améliorer l’efficience de la relation de confiance entre les gendarmes et les populations multiculturelles, et de créer des conditions plus favorables de traitement des problèmes de la FPS (lutte contre les réseaux de drogues, réseaux islamistes, développement de gangs, …).
Il existe aussi une inégalité d’offre de service : les gendarmes ne contribuent pas partout à la mise en œuvre de la mission de cette philosophie. Certains publics – non intégrés à des structures de concertation sociale – ne sont pas accessibles (parents maghrébins vivant en marge de la société, population précarisées, …).
On constate un manque d’impartialité et de respect envers d’autres publics. A mon avis, c’est ce problème qui deviendra récurrent quelques années plus tard (en 2020 et 2021 avec les nombreuses manifestations, provocations et incidents graves qu’on verra par la suite).
Précisons que les préjugés ciblant les populations multiculturelles se manifestent à tous les échelons et tout au long de la vie professionnelle des gendarmes (lors du recrutement, de la formation de base, des stages, aux services à la réserve générale et en unités territoriales). Ces préjugés peuvent influer sur le manque d’impartialité d’autant plus qu’à partir d’informations traitées lors du service peut se former un “racisme professionnel” ou “des préjugés de corps” – ces stéréotypes visant à valoriser collectivement ces agents d’intervention vis-à-vis de la population, en tant que groupe professionnel disposant d’un statut d’autorité privilégiée.
La qualité et la quantité de l’offre de services varient significativement par rapport aux valeurs suivantes:
Ce type d’approche se traduit par :
A tous les niveaux de la gendarmerie (unités, brigades, brigades spéciales de répression ou BSR et à tous les échelons intermédiaires), le personnel ne dispose pas d’une connaissance suffisante et exacte des caractéristiques des populations multiculturelles locales. Ce qui ne lui permet pas de bien apprécier quels sont les besoins de sécurité ou d’identifier quelles sont les personnes-relais à cibler pour ses contacts, une concertation, une collaboration dans l’approche des problèmes.
Ces lacunes répertoriées dans la difficile application d’un multiculturalisme transversal ne vont-elles pas se retrouver en notre époque présente (à quelques variations près) et perdurer dans le fonctionnement des structures policières actuelles (police fédérale et police locale globalement) ? Cette résurrection des violences par et à l’encontre des policiers en 2020 et 2021 n’est-elle pas due principalement à l’abandon sensible et progressif de la politique du multiculturalisme et, par conséquent, de la police de proximité au sein des servicesde police, renforcée de l’avancée inattendue de la pandémie du covid-19 ? Cette actualité qu’on vit quotidiennement demande de poser un diagnostic sur l’état de santé de nos services de police, et conjointement sur celui de la société globale qui semble enperte de vitesse.
On ne peut entamer la question des violences policières sans mentionner l’influence mondiale du mouvement Black Lives Matter (Les vies des Noirs comptent) essentiellement dirigé contre les violences policières visibilisées notamment après la mort par étouffement de Georges Floyd le 25 mars 2020. La campagne sera relancée en France et en Belgique aussi par le Comité Adama Traoré, du nom du jeune, mort après son arrestation à Beaumont-Sur-Oise le 19 juillet 2016. En Belgique, la manifestation contre les violences policières et leur traitement par une justice de “classe” et “raciste” a eu lieu en décembre 2020, soutenue par des militants antiracistes, féministes et de la gauche radicale suivant les affaires “Mawada, Adil, Mehdi et Ibrahima”. La manifestation pour ce dernier finira par l’incendie du commissariat de Schaerbeek en janvier 2021.
Le 24 janvier 2020, une manifestation a retenu notre attention et a été largement commentée par Michel Bouffioux3. Selon le journaliste, elle réunissait une centaine de personnes face à un dispositif de sécurité “disproportionné”. Il fait état de l’arrestation de 232 citoyens dont… 86 mineurs d’âge confinés dans les cellules de la caserne d’Etterbeek – cela me rappelle les émeutiers de mai 1991 qui furent les premiers jeunes de Bruxelles à y « séjourner ».
C’est le troisième rassemblement en trois mois portant sur les violences policières qui se fait réprimer de manière expéditive au mépris de la loi et des droits fondamentaux des citoyens. Alors que la loi de fonction de police (août1992) exige que l’usage de la force par la police réponde aux critères de proportionnalité, de nécessité et de légitimité.
Ces manifestations sont à comprendre dans le contexte général de maintien de l’ordre de manière musclée avec des arrestations massives de jeunes mineurs. L’article 147 du Code pénal est ignoré, sans compter le Code européen d’éthique de la police qui stipule que, lorsque dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions, les agents des forces de police sont en contact avec des mineurs, ils doivent absolument tenir compte de la vulnérabilité inhérente au jeune âge de ces interpellés.
Résultat des courses, les pratiques policières s’éloignent de l’esprit et de la lettre de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant4 ainsi que des normes standards européennes en matière de justice et de sécurité. En clair, l’approche répressive ne devrait pas l’emporter sur l’approche socio-éducative. Michel Bouffioux citant un policier de terrain: “Il n’y a pas de médiation possible et rationnelle entre les jeunes. Il n’y a qu’un chemin possible – celui qui consiste à apprendre aux policiers à gérer les caractéristiques émotionnelles, psychologiques et sociales qui accompagnent l’état de la jeunesse”.
On constate de plus un profilage ethnique persistant, ce que rejette la loi du 10 mai 2007 concernant la lutte contre les différentes formes de discrimination. En outre, le recours à la technique de la nasse est une pratique illégale permettant de pousser des ensembles de gens vers un endroit fermé (une gare ou une bouche de métro). Cette technique a fait l’objet de critiques dans la mesure où elle crée un groupe de personnes indifférenciées. On se demande d’ailleurs quelle est l’opportunité d’inclure de nouvelles méthodes de contrôle qui ne sont pas éprouvées de manière expérimentale et qui mettent en danger des citoyens.
A côté des interventions de policiers anti-émeutes, de brigades canines, d’autopompes, de drones et même d’un hélicoptère, les gaz lacrymogènes, les flashballs et des armes semi-létales viendront enrichir cet arsenal “de guerre” sans fin. Sans compter les fameuses techniques de pliage corporel de la personne arrêtée, la clé d’étranglement ou de plaquage ventral ou immobilisation en decubitus ventral, et enfin le menottage abusif et les colsons de serrage en plastique. Dans ce contexte, il y a un effacement progressif des frontières entre ce qui relève de la guerre, de la défense et des opérations de sécurisation de l’ordre public. La judiciarisation du maintien de l’ordre se combine à une systématisation des logiques d’interpellation. Ce qui fait dire à certains observateurs attentifs qu’on s’achemine vers une remilitarisation du maintien de l’ordre.
Il y a aussi négligence de l’article 26 de la Constitution sur le droit de manifester; des recommandations du Comité européen de prévention de la torture et du Comité de l’ONU contre la torture. Ce que confirment les rapports d’UNIA, du Délégué général aux droits de l’enfant, du collectif Police Pro et justice for Victims, du Collectif Bruxelles Panthères.
La pratique de la négociation entre les policiers et les manifestants avec leurs organisateurs se perd. En outre, on assiste de plus en plus à des rassemblements qui s’organisent via des réseaux sociaux et prônent la désobéissance civile, comme les 2 boums au Bois de la Cambre de début mai 2021, et les appels à manifester d’Extinction Rebellion.
Malgré certains aspects positifs à mettre sur le compte des polices européennes en général, il n’y a plus de dialogue entre certaines parties de la population et la police. C’est cette lacune que souligne le bourgmestre de Bruxelles-Capitale à propos de la manifestation houleuse et contestée du 24 janvier 2020: “Il faut avoir conscience du fait que le maintien, le rétablissement de l’ordre public est une matière très complexe (…). Les policiers sont tous les jours sur le terrain et on sait que l’on vit des moments très compliqués. On leur demande de respecter des règles auxquelles les gens adhèrent de moins en moins”5.
Cette police souffre de la contrainte de temps qui pèse sur le travail journalier des policiers, appelés à passer d’une intervention à une autre rapidement, de la multiplicité des missions qui lui incombent et de la nécessité de répondre aux plaintes citoyennes. Il est évident que ce métier de policier nécessite des compétences communicationnelles élevées, une connaissance approfondie du terrain, toutes des compétences et tâches qui doivent être revalorisées au sein de l’organisation policière.
Dans son rapport d’avril 2021, UNIA note que “les objectifs des formations du cadre hiérarchique n’ont malheureusement pas pu être atteints. L’ensemble des formations planifiées ont dû être annulées faute d’inscriptions suffisantes”. Et d’ajouter: “Les constats formulés dans les rapports annuels et les témoignages rapportés lors des formations mettent régulièrement en avant la difficulté de la hiérarchie à se positionner clairement sur les questions liées au management de l’intégrité en ce y compris de la diversité” – une allusion à la diversité du personnel de façon à ce que les policiers soient à l’image de la population multiculturelle dans des zones de police.
Une autorité hiérarchique hésitante a de quoi nous surprendre alors qu’on se trouve face à l’exigence:
Par ailleurs, les connaissances, les savoir-faire et les attitudes pour intervenir contre les discriminations, les délits de haine et le racisme restent absents au sein de la police en tant que représentant de la loi. On a affaire dans ce cas à une culture de corps constitué où la collégialité est très active. Pour certains policiers, il n’est pas aisé de faire preuve d’autonomie, ni de réagir courageusement aux propos racistes, aux actes discriminants tenus par certains collaborateurs directs. Il est indéniable en ce domaine de tabler sur une sensibilité morale et des attitudes éthiques.
En cette période exceptionnelle de la généralisation de la pandémie Covid-19, les principes de fonctionnement démocratiques au sein des services de police semblent plutôt s’éroder devant l’augmentation constante de la surveillance policière. Cette crise sanitaire s’accompagne d’ailleurs de multiplication de sanctions prévues pour stopper la propagation du virus.
Un constat incontournable est apposé à ce tableau vu comme répressif à plusieurs égards: les policiers sont-ils réellement préparés à cette nouvelle et difficile tâche pour laquelle ils n’ont reçu aucune formation spécifique avant d’être largués sur le terrain ? Cette tâche extra policière dans le contexte de pandémie est rarement encadrée par des officiers intermédiaires et pour laquelle ils reçoivent des ordres d’exécution contradictoires,changeants et sans apparente cohérence.
Cet antagonisme entre l’action policière et les attentes croissantes des sociétés modernes en matière de droits et libertés individuels peut engendrer une impasse pour cette police de confrontation. Une police sans contrôle suffisant, qui n’arrive pas à se réformer et dont la formation est réduite au maximum par rapport aux autres polices d’Europe, une police où l’on n’apprend pas aux futurs agents à inclure de l’éthique dans leurs actions.
L’intervention policière pour la Boum 2 au Bois de la Cambre à Bruxelles témoigne de ce désarroi dans l’exécution d’une mission de maintien d’ordre qui devrait être un dispositif cohérent d’intervention avec une occupation de l’espace et de la gestion des foules selon des règles établies et incontournables à ce sujet, les manifestants n’ayant pas à circuler au milieu de groupes de policiers dont on ne perçoit pas le schéma directeur de déploiement. Les images ne montrent pas de façon convaincante l’existence d’une autorité de commandement et de suivi opérationnel.
Le policier en action ne dispose pas de temps de réflexion. Cette effort de pensée (réflexion conceptuelle, dirons-nous) doit être l’œuvre de l’encadrement policier et de la hiérarchie qui ont recours parallèlement à l’information sur les problèmes de terrain fournie par les collaborateurs, analystes civils et médiateurs policiers voltigeurs.
On profitera pour rappeler que la police ne se résume pas à quelques policiers présents dans le cadre du maintien de l’ordre public. C’est une institution de plus de plus de 43.000 personnes (12.300 à la police fédérale dont 3.090 cadres, employés dans la logistique et administratifs; et 30.900 à la police locale dans les 196 zones de police). Il existe un commissariat général, 3 directions générales avec un Plan national de sécurité, plus de 14 programmes de lutte contre différentes formes de criminalité, une procédure de sélection et de recrutement commune, un statut pour tous les fonctionnaires de police, des règles applicables à tous les policiers, une banque de données générales, 11 carrefours d’information et de communication (CIC), un réseau Astrid et la Commission permanente de liaison entre police fédérale et police locale, etc.
Comme dans les autres démocraties en Europe, la police en Belgique est soumise à trois organes de contrôle : le Comité P créé en 1991 afin de doter le parlement fédéral d’un contrôle externe des services de police; l’Inspectiongénérale de la police; et l’Organe de contrôle de l’information policière.
L’année 2021 sera-t-elle l’année de tous les records en ce qui concerne les policiers et les manifestants blessés? Les déclarations concernant les premiers sont l’objet de logiques différentes entre différents services et sont exploitées pour des revendications syndicales. Celles concernant les seconds sont objet d’une instrumentalisation politique et présentés comme le résultat d’une violence de plus en plus grande au sein des jeunes et d’une nouvelle menace à contenir en durcissant le service d’ordre.
En cette fin de décembre 2020, les Bleus ont le blues! Voilà des mois qu’on ne parle que d’eux, de leur violence, de “leur racisme”. Mais on n’entend guère leur voix par devoir de réserve. Même pour s’exprimer hors de leurs syndicats, il leur faut l’autorisation de leur hiérarchie. Ils sont fatigués d’être les héros un jour et les méchants le lendemain. Ils considèrent qu’il y a une méconnaissance de leur métier, de leur quotidien.
Chaque jour, disent-ils, ils sont confrontés à tout ce que la société a de pire : à la mort, à la violence et à la haine. En plus des formations en baisse de qualité et de recrutement de jeunes policiers qui se plaignent que “l’on ne leur apprend pas à dialoguer avec les citoyens”. A cela s’ajoute la perte de sens: “On nous demande de remplir de plus en plus de tableaux indiquant le nombre de patrouilles effectuées à pied, en voiture et combien de verbalisations. On nous affecte un matin de tout axer sur les transports en commun et le lendemain tout sur la lutte contre les stups sans laisser tomber les transports… On empile les missions comme un millefeuille” 5.
Les contrôles au faciès s’expliquent – disent des policiers – par le fait qu’on leur demande de faire du chiffre, en contrôlant une partie de la population (les minorités racisées surtout). Ils se rendent compte souvent que cette discrimination n’est pas efficiente et qu’elle cristallise chez les victimes une violence potentielle et d’esprit de revanche.
Ne peut-on déduire de cela que le policier baigne lui aussi dans des illégalismes, des contournements institutionnalisés des lois et règlements (notification des droits lors des placements en garde à vue de personnes arrêtées ou pour les PV de perquisition) ?
Cela n’aide évidemment pas les policiers à distinguer clairement ce qu’ils peuvent faire ou non. Sans oublier le “corporatisme policier”, comme dissent les médias, ou “les habitus”, selon certains sociologues intéressés par les dispositions intériorisées lors d’une socialisation dans un milieu.
Il est fait de la sécurité un enjeu majeur de la part des gouvernants qui sont de plus en plus dépendants de la police. C’est un affaiblissement du lien de subordination de la police au politique. Que signifie cela politiquement dans la conception de l’Etat, et quel rapport entretient-il avec la force ? A ce sujet, on a deux solutions :
Cette capacité d’autonomisation de la police peut présenter un danger dans la mesure où la fonction de maintien de l’ordre, par opposition aux autres missions de la police, est une activité de stricte exécution. Par ailleurs, on a constaté que le politique perdait un peu la main sur la gestion de ses escadrons de policiers.
Qu’en est-il dans ce cas de la situation du droit de manifester? Ne risque-t-on de le fragiliser? A vrai dire,il existe deux types de maintien de l’ordre. D’une part, la gestion de la manifestation, avec reconnaissance des droits du citoyen qui reste pacifique et qui se disperse en temps décidé d’un commun accord. Les forces de police acceptent le deal. D’autre part, il sera question pour les forces de l’ordre d’imposer l’application de la tolérance zéro, avec dispersion des manifestants et risque de les interpeller. Dans ce cas, il n’est pas à exclure que des écarts soient observés de part et d’autre.
Ces constats induisent-ils qu’il n’existe pas de solutions ? Il reste à redonner sa place à la légitimité de la manifestation. Les jeunes n’ayant pas d’expression politique affirmée et reconnue, il ne leur reste que le pouvoir d’écoute de la part de l’autorité politique. Et si, dans ce cas, le pouvoir réapprend à réentendre la manifestation, cela ne veut pas signifier qu’il “cède à la rue”. Il comprend bien qu’on ne peut tourner la tête face à un mouvement social d’une telle ampleur; le contraire signifierait commettre une faute politique regrettable.
Que nous réserve l’avenir? Et si on recrutait des profils qui savent dialoguer, et si on les insérait dans les quartiers ? Ils établiraient un maximum de contacts et pourraient identifier des fauteurs de troubles, des gens en cours de radicalisation (islamiste). Il n’est pas nécessaire de renforcer les codes de déontologie, ni de voter de nouvelles lois, mais d’essayer de tendre vers une éthique prenant en charge les conséquences éventuelles des actes policiers. Pour une police au service de la population, cela passera nécessairement par une refonte de la formation initiale, réduite en raison de recrutements massifs, et où il faudra intégrer des cours d’éthique, la grande absente de cette formation.
Une parenthèse s’impose ici. Au début de la réforme des services de police en Belgique à partir de 1998, il était prévu un recrutement centralisé au niveau national et une procédure rigoureuse de recrutement. Il s’est avéré par la suite que certaines autorités locales seraient plus tentées de recruter au niveau local. Que peut-on déduire de cette tendance à recruter localement ? Un agent de terrain de Bruxelles-Ville me confirme que ce type de recrutement est préférable au “parachutage” d’inspecteurs provenant de la police fédérale. Il insiste sur l’engagement fort récent de régisseurs de quartier par la Région de Bruxelles-Capitale, peu opérationnels pour l’instant, ainsi que de la mise sur pied le 5 mai 2021 de la nouvelle École de métiers de la prévention, de la sécurité et du secours appelée BRUSAFE, et du Centre de crise régional.
Tout porte à croire que la Région de Bruxelles-Capitale et son ministre-président amorceraient concrètement le retour progressif à la politique de proximité, laquelle était à l’abandon depuis la réforme des services de police. Le chantier est vaste et il faudra une génération de nouveaux policiers pour que cela aboutisse à des changements notables. Ce qui, malheureusement, n’est pas dans la temporalité du politique.
Ne manquait à ce tableau esquissé plus haut d’une police en perte de vitesse, qu’une pandémie de longue durée pour faire d’un ensemble de focus disparates le tremplin d’une déprime profonde et collective.
2020 étant déclarée année tragique, arrive 2021. Aucun répit n’est constaté vraiment, les prochains mois s’annoncent durs. Les dégâts économiques de la pandémie se feront plus lourds. Des industries entières sont sinistrées : les transports, le tourisme, l’hôtellerie, le commerce, le secteur aérien, … Des secteurs sont bouleversés par les mesures barrières et la digitalisation : médias, culture, cinéma, loisirs, sports, voyages,vacances. Le brutal ralentissement des économies riches entraîne la déroute des économies émergentes et des pays pauvres. Le chômage au niveau mondial pourrait exploser avec des conséquences sociales pesantes.
Sérieusement attaqué pour sa gestion de la crise sanitaire, le pouvoir n’aura trouvé que de pâles parades, s’affichant avec un net “principe de précaution” qui cache mal un échec en demi-teinte: la crainte d’avoir agi à contre-courant, et de devenir la cible d’accusations, de menaces ou autres mesures de rétorsion. Ce sentiment de crainte risque de plus d’entraver le bon déroulement de l’action publique et de dissuader les politiques de recourir aux mesures qui s’imposent.
Le risque pour ces politiques d’essuyer des invectives devient réel; il en est de même pour certains experts en matière de lutte contre le Covid-19. Les médias ne sortent pas indemnes de ces critiques parfois virulentes. Certains observateurs parlent de détenteurs traditionnels du discours public qui ont chuté de leur piédestal. Ces critiques émanent notamment de la part des policiers qui reprochent aux médias leur manque de partialité, une déformation des réalités et la diffusion d’informations erronées, falsifiées pour des motifs de gain pour leurs éditions. Conséquence, certains journalistes sont entravés dans leur travail, surtout celui de filmer, malgré leur carte d’accréditation.
Le mouvement de vigilance citoyenne qui a refait surface malgré le contexte sanitaire vise surtout à reprendre l’initiative face aux tentatives de contrôle de l’information – quelles que soient leurs sources – par des policiers, certains politiques, parlementaires, financiers qui veulent en faire leurs outils de propagande. Le risque est grand de subir un certain “capitalisme de surveillance” dont la vision mercantile dominera l’espace public. Sans compter sur l’agissement de certains prédateurs de la liberté et de réseaux sociaux fortement opposés au journalisme traditionnel. Le droit à l’information et à la liberté de pensée doivent être préservés: c’est un combat citoyen de tous les jours.
Cette polémique entre le pouvoir et la jeunesse en temps de Covid-19 semble en pointe dans les manifestations déjà évoquées et qu’on retrouve dans les 2 Boum et les incidents à la place Flagey, la première semaine de mai2021.
Certains analystes parlent de “génération sacrifiée” ou de “jeunesse volée” dont l’avenir semble bouché : étudiants en décrochage, sans ressources éco-financières suffisantes (et ayant perdu les jobs de secours), lourdement pénalisés par les confinements longs successifs au motif de la préservation de la vie et de la santé des personnes plus âgées, plus vulnérables face aux infections. Sans vouloir nier les dangers de cette crise sanitaire, nombre de jeunes en endurent les effets dévastateurs.
Face à cette crise sans fin, certains sombrent dans la dépression, d’autres cèdent à la colère, s’emploient à la fabrication d’un ennemi, d’un bouc émissaire. L’émotionnel semble s’emparer de ces jeunes qui privilégient le “vivre son présent”. D’où le retour à une espèce de “communautarisme”: rassemblements dans la rue, carnavals sur les places publiques, les espaces verts, spectacles sauvages, spontanés souvent à l’heure du couvre-feu sanitaire. Il est parfois question de soulèvements juvéniles agressifs, violents, destructeurs à la limite d’insurrections à venir et qui démentent une apparente soumission. Ils montrent plutôt un “ras le bol” et une quête de vie profonde, trépidante au sein d’une génération turbulente et impatiente.
Cette crise est une forme de déliaison, car il faut réfléchir aux valeurs desquelles nous devons tenter de restaurer le lien social. Dans un pays profondément divisé sur les réponses collectives, il semble que seul un idéalisme républicain peut remplir la fonction de liens aux autres. Face à un narcissisme puissant, nous continuons d’être des individus, malgré tout, nourris par les liens aux autres, des liens auxquels nous appartenons, des liens par lesquels nous renonçons à notre indépendance absolue. En bref, cette crise nous fait comprendre l’importance du collectif et d’une socialité nouvelle.
On n’oubliera pas de souligner à titre préventif que d’autres catégories de jeunes demeurent dans l’ombre inquiétante: ceux des quartiers sensibles bien connus et toujours frappés d’une marginalisation sociale en hausse libre. Leur silence actuel n’en finit pas de nous questionner.
Nous avons largement développé l’idée que l’ampleur des violences sociales, politico-économiques, et point idéologiques, qui dépassent les seules violences policières sur lesquelles se poste une polarisation souvent sans nuance. La police n’est ni en marge ni au centre de ces conflits. Elle les traverse, à l’instar de toutes nos institutions. Que sera cette police à l’avenir et sa place dans un ordre démocratique qui visele bien-être de l’ensemble de nos concitoyens ? L’inspiration viendra certainement en se rapprochant des expériences allemande, anglaise et scandinave. Car les pratiques observées dans ces Etats apparaissent comme une source probante de pacification des opérations de maintien de l’ordre.
En Allemagne, il n’y a pas de forces spéciales (comme en France) habituées à menotter et à violenter physiquement et psychologiquement les manifestants : pas d’injures, ni de paroles blessantes ou dévalorisantes. Il n’ y a pas de recours à l’utilisation de gaz lacrymogènes ou paralysants contre une foule enfermée dans une bouche de métro, un bâtiment public (technique de la nasse déjà citée) sous prétexte que s’y seraient mêlés des groupes de casseurs. Il n’y a pas de perte de terrain et au final un contrôle de la situation s’établit. Les policiers se rendent souvent chez les manifestants identifiés ou fichés comme meneurs de violence en vue de discussions préalables. Pour eux, la manifestation est un droit constitutionnel et un élément clé de la vie démocratique. D’où l’obligation de communiquer et de coopérer entre manifestants et autorités.
En Suède, le Swedish National Police Board (2013) soutenu par l’Union européenne a abouti au modèle KFCD (Knowledge, Facilitation, Communication, Différenciation) reposant sur l’importance du dialogue, de la gestion et de la prévention des troubles de l’ordre public au cours des manifestations.
Ce modèle s’est généralisé aux Pays-Bas, au Danemark, en Suède et au Royaume-Uni6. Il s’inscrit dans la démarche de rejet du principe de maintien à distance des manifestants avec qui il faut plutôt garder un contact permanent pour:
La désescalade est facile à atteindre dans des contextes pacifiés. Il est exigé de dispenser un travail pédagogique envers les manifestants. Dès lors, pourquoi pas “importer” ce modèle de travail pédagogique en Belgique7 qui a de tout temps était attentive à ce qui se passe aux Pays-Bas8?
[1] Dassetto, Casseurs et au-delà. A propos des violences urbaines à Bruxelles, 30 nov 2017.
[2] Evaluation des Projets intégration/cohabitation des communautés locales au sein de l’Asbl Synergie -1990; étude de l’Ethnic-Business pour l’Université de Liège – les Taximans à Bruxelles -1991; étude de la Fréquence Radio-Arabe de Bruxelles pour le compte du Département Education Permanente de la Communauté française – 1989/90; coordinateur de 4 Maisons de quartier – en 1990 – de la commune de Molenbeek; membre sympathisant de l’AJM (association jeunesse marocaine de Molenbeek) d’Espace Arabesque (Tunisiens de Bruxelles) et membre fondateur du Centre Laïc des Ascendants-Musulmans de Bruxelles en
[3] Bouffioux, “Les casernes de la honte ou chronique d’une journée de violences policières à Bruxelles”, in Paris Match, 22 avril 2021.
[4] Rapport 2019/2020 du Délégué Général aux droits de l’enfant, Bernard De Vos (dgde@cfwb.be)
[5] Bouffioux, op. cit.
[6] Stéphane Le Mercier, “Précis de déontologie dans la police”, extraits Edit Prévôt.
[7] ACATI (Association des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture), Aline Daillère, mars 2016, acatfrance.fr
[8] Cet article est écrit à la mémoire de David Yansenne, chef de la Zone de police Bruxelles-Nord.