#374 - novembre/décembre 2024

Réussir la transition écologique en luttant contre la pauvreté

Les menaces qui pèsent sur le pouvoir d’achat comme celles qu’amènent les crises environnementales mettent en évidence deux dimensions à la transition qui s’impose: sociale et environnementale. Comment articuler l’environnemental et le social dans la réparation de la nature et le renforcement de la justice sociale? Qu’est-ce qu’une “transition juste”? L’analyse d’Olivier De Schutter, nommé en 2020 rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’Homme et l’extrême pauvreté.

 

Les années 2022 et 2023 ont mis à l’épreuve les ménages qui vivent dans la précarité: suite à l’augmentation des prix de l’énergie et des produits alimentaires, provoquée par la hausse des cours du pétrole et par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, nous avons connu une inflation à deux chiffres, que les augmentations de salaires ou des montants des allocations sociales liés à l’indice santé n’ont pas toujours compensé.

 

Plusieurs gouvernements européens ont appelé à une “pause environnementale”, demandant qu’on donne la priorité à la protection du pouvoir d’achat et à la relance de la production. Or, pendant ce temps, la crise écologique s’étend: la biodiversité s’effondre plus vite qu’à aucun moment de l’histoire de l’humanité, nous entraînant vers la sixième extinction massive des espèces; les émissions de gaz à effet de serre continuent de croître à l’échelle mondiale, alors que nous devons parvenir à la neutralité carbone en 2050 si nous voulons éviter les pires conséquences des ruptures climatiques; les sols se dégradent et sont de moins en moins en mesure de fonctionner comme puits de carbone et réservoirs de biodiversité.

 

Deux crises qui n’en font qu’une

 

Pourtant, contrairement au récit dominant qui tend à opposer la lutte contre la pauvreté et la réduction de l’empreinte écologique, ces deux objectifs sont complémentaires et ils doivent être poursuivis ensemble. Tout d’abord, ce sont les groupes les plus défavorisés de la population que la dégradation de l’environnement affecte le plus. Les ménages précaires sont les plus affectés par la pollution de l’air, car ils habitent en périphérie des grandes villes, proches des pires sources de pollution, avec peu d’espaces verts: c’est ce constat qui est au départ de la notion de “justice environnementale”, initialement développée aux États-Unis où la pollution affecte principalement les Afro-Américains dans les villes1. Au Royaume-Uni, les 10 % des personnes vivant dans les régions les plus défavorisées étaient confrontées à des niveaux de concentration d’oxyde nitreux provenant de l’activité industrielle et des transports supérieurs de 41 % à la moyenne du reste du territoire2. En France, la pollution de l’air cause 48.000 décès prématurés chaque année (ou 9 % de la mortalité), pour un coût sanitaire annuel total de 68 à 97 milliards d’euros, touchant essentiellement les groupes les plus défavorisés de la population3. En Belgique, les travaux du Centre d’écologie urbaine de l’ULB illustrent, cartes à l’appui, que ce sont les communes où les revenus moyens sont les plus faibles qui disposent de moins d’espaces verts, et où la pollution de l’air est la plus importante4.


Les groupes les plus défavorisés seraient donc les premiers bénéficiaires d’un modèle de développement plaçant l’amélioration du bien-être et de la santé au-dessus de la croissance économique. Mais, pour avancer dans ce sens, il faut avancer en gardant à l’esprit quatre impératifs.

 

Allocations et aides à la reconversion

 

Le premier impératif est ce à quoi renvoie l’expression de “transition juste” dans le cadre de l’Accord de Paris de décembre 2015. Les gouvernements se sont engagés dans cet Accord à s’assurer que les travailleurs et les communautés touchés par la transformation écologique bénéficient d’une protection sociale, y compris par l’octroi d’allocations de chômage en cas de perte d’emploi5, ainsi que d’aides à la reconversion. Une communication de la Commission européenne illustre à cet égard les rôles que peuvent jouer le mécanisme de transition juste et le Fonds de modernisation dans l’Union européenne6.

 

La transition écologique représente en effet un gisement potentiel d’emplois important. A l’échelle mondiale, dans un scénario conforme à l’Accord de Paris, ce sont quelque 24 millions de nouveaux emplois qui pourraient être créés – un chiffre bien supérieur aux 6 millions d’emplois qui devront disparaître, notamment dans le secteur des énergies fossiles7.

 

Plus de justice sociale

 

Il faut cependant aller au-delà la “transition juste” en son sens le plus étroit. Le deuxième impératif est de lutter contre les inégalités. En effet, si les avantages d’une prospérité accrue bénéficient en priorité aux plus démunis de la société, il faudra moins de croissance pour satisfaire les besoins fondamentaux de tous. En outre, des sociétés plus égalitaires utilisent les ressources de manière plus efficace. L’allocation des ressources par le marché sert à satisfaire la demande, exprimée par le pouvoir d’achat des couches les plus riches de la population, plutôt qu’à répondre aux besoins des plus pauvres. Dès lors, les désirs frivoles des plus riches, aussi peu soutenables soient-ils, peuvent prendre le pas sur la satisfaction des besoins fondamentaux des moins riches. C’est le coût environnemental de l’inégalité. Au niveau mondial, les 10 % d’émetteurs les plus importants contribuent à environ 45 % des émissions mondiales de dioxyde de carbone, tandis que les 50 % d’émetteurs les moins importants contribuent à 13 % des émissions mondiales8. Enfin, la justice sociale est indispensable à la légitimité et à l’acceptabilité, pour les populations, des mesures permettant de progresser vers une société bas-carbone et résiliente.

 

Les mesures à “triple dividende”

 

Le troisième impératif concerne la conception de la transformation écologique elle-même. Dans les secteurs clés de l’énergie, du bâtiment, de l’alimentation et de la mobilité, l’objectif devrait être d’identifier les mesures à “triple dividende” permettant non seulement de réduire l’empreinte écologique, mais aussi de créer des emplois (notamment pour des travailleurs et travailleuses faiblement qualifiées), et de garantir l’accès abordable à des biens et services essentiels. Un rapport que j’ai remis à l’ONU en octobre 2020 dresse le catalogue de ces mesures dites “à triple dividende”, en montrant que c’est faisable9. Il s’agit en fait de passer d’une approche compensatoire et ex post de la lutte contre la pauvreté (dans laquelle on compense les personnes en pauvreté afin de la protéger des impacts des mesures qui les affectent), à une approche préventive et ex ante partant de l’identification de mesures qui, en même temps qu’elles réduisent l’empreinte environnementale, préservent le pouvoir d’achat et réduisent les inégalités.

 

S’attaquer à l’obsolescence programmée

 

Le quatrième impératif est de lutter contre la surconsommation et contre ce qui est devenu son symbole le plus frappant, l’obsolescence programmée. En effet, si l’innovation technologique et les phénomènes de mode expliquent en partie l’augmentation de la consommation de biens de consommation, l’obsolescence planifiée ou “intégrée” des produits – la pratique des fabricants, motivée par le souhait de maximiser les profits, qui consiste à concevoir délibérément des produits pour qu’ils deviennent défaillants prématurément ou deviennent obsolètes afin de vendre un autre produit ou une version améliorée du produit originel – ou plus généralement le raccourcissement de la durée de vie des produits de consommation, jouent également un rôle majeur à cet égard.

 

On peut par exemple interdire, comme en France, la limitation intentionnelle de la durée de vie des produits par les fabricants; imposer des garanties plus longues; réduire la TVA pour les entreprises de réparation; obliger les fabricants à garantir la disponibilité des pièces de rechange et des manuels de réparation; ou encore, obliger les producteurs à reprendre des parties de leurs produits afin de les recycler.

 

Le pire scénario serait celui dans lequel les gens vivant en pauvreté paieraient trois fois – en tant que victimes de la crise économique; en tant que victimes d’une transformation écologique les affectant directement, notamment par l’augmentation d’une fiscalité écologique non compensée par des mesures sociales; et en tant que contribuables, consommateurs ou utilisateurs de services publics mis à contribution afin de financer la relance.

 

Une autre voie est possible

 

Les plans de relance économique peuvent aider à la transition vers des économies durables, tout en créant des possibilités d’emploi pour les personnes peu qualifiées et en garantissant l’accès aux biens et services essentiels.

 

Il faut pour cela non seulement protéger les travailleurs et les communautés touchés par la transformation écologique contre les impacts de celle-ci, mais aussi investir dans des domaines tels que l’énergie, les bâtiments, l’alimentation et la mobilité, afin de profiter du “triple dividende” d’un environnement plus propre, d’emplois décents et de biens et services abordables. Plus largement, il est urgent de sortir d’un modèle de croissance non durable tirée par la consommation et d’une économie extractive fondée sur le gaspillage, pour donner enfin la priorité à la réduction des inégalités et à la lutte contre l’obsolescence prématurée des biens de consommation.

 

“Reconstruire en mieux”, ce n’est pas revenir au statu quo. C’est l’inverse: c’est inventer une nouvelle trajectoire de développement. Celle-ci sera utopique, forcément – parce que dans la situation présente, la seule attitude réaliste consiste à oser l’utopie.

[1] Lisa Schweitzer et Jiangping Zhou, “Neighborhood air quality, respiratory health, and vulnerable populations in compact and sprawled regions”, Journal of the American Planning Association, vol. 76, n° 3 (2010), pp. 363-371.
[2] Karen Lucas et al., Environment and Social Justice: Rapid Research and Evidence Review (Policy Studies Institute, 2004).
[3] Conseil économique, social et environnemental, Inégalités environnementales et sociales: identifier les urgences, créer des dynamiques (rapp. P. Crosemarie) (janvier 2015); Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur le coût économique et financier de la pollution de l’air (rapp. L. Aïchi) (Sénat, sess. extr. 2014-2015).
[4] https://urban-ecology.be/blog/inegalitesenvironnementalesbruxelloises
[5] OIT, Rapport mondial sur la protection sociale 2017-19: protection sociale universelle pour atteindre les objectifs de développement durable (Genève, 2017), pp. 208 à 210.
[6] Commission européenne, “Communication de la Commission européenne au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions: une Europe sociale forte pour des transitions justes”, COM(2020)14 final, 14 janvier 2020.
[7] OIT, Emploi et questions sociales dans le monde – Tendances 2018, p. 49 ; Guillermo Montt et al., “Does climate action destroy jobs? An assessment of the employment implications of the 2-degree goal”, Revue internationale du Travail, vol. 157, n° 4 (décembre 2018), p. 531.
[8] Groupe indépendant de scientifiques nommés par le Secrétaire général, The Future is Now: Science for Achieving Sustainable Development – Global Sustainable Development Report 2019, p. 17
(référant à L. Chancel et Th. Picketty, Carbon and Inequality: From Tokyo to Paris (Ecole d’économie de Paris, novembre 2015)).
[9] Voir Rapporteur spécial sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, La “juste transition” dans la relance économique : éliminer la pauvreté dans les limites des ressources de la planète, rapport à la 75e session de l’Assemblée générale de l’ONU (2020), www.srpoverty.org/fr/2020/10/21/the-just-transition-in-the-economic-recovery-eradicating-poverty-within-planetary-boundaries/