#360 - janvier/fevrier 2022
Ecoles de devoirs, devoir des écoles
#360 - janvier/fevrier 2022
Plus loin que le devoir
Parmi les 346 associations reconnues comme écoles de devoirs par l’ONE, CréaACtions s’est spécialisée dans l’aide scolaire : ce ne sont pas les devoirs qui mobilisent les élèves et les bénévoles, mais la matière, la méthodologie et l’estime de soi. Un lundi soir de janvier, nous y avons passé quelques heures pour prendre la température en compagnie de jeunes, d’un tuteur bénévole, de la coordinatrice pédagogique et de la directrice fondatrice. S’il ne fait pas tropical dans les locaux, une autre chaleur y règne.
À cheval sur Bruxelles-Ville et Schaerbeek, l’asbl CréACtions créée en 2009 accueille des filles et garçons des communes bruxelloises et prioritairement de Schaerbeek: 25 élèves du niveau primaire, et une soixantaine du secondaire. Provenant d’écoles variées (catholiques, publiques, à discrimination positive), ces jeunes sont en majorité issus du milieu populaire ouvrier, parfois précarisé, et sont communément appelés “troisième génération de l’immigration”.
Dans la vaste salle principale, les tables sont espacées – trop espacées… comme il se doit depuis deux ans. Ici et là, des adolescents papotent et tapotent sur leur téléphone, d’autres sont plongés dans un livre ou dans une recherche en ligne ou mordent le bout du Bic. C’est la salle d’étude où les élèves travaillent en autonomie, parfois galvanisés par Zohra El Kajjal, coordinatrice pédagogique bénévole. “Quand je vois qu’ils ne se mettent pas au travail, je les encourage à se rendre dans un des locaux où des tuteurs sont à leur disposition pour répondre à leurs questions.” Trois locaux, trois matières: la salle orange correspond à la littérature, l’histoire et la géographie; la verte aux langues germaniques ; le troisième local aux sciences et mathématiques.
“Nous sommes nous-mêmes responsables de nos devoirs. Parfois, Zohra nous pousse à nous tourner vers les bénévoles. Ça l’attriste de nous voir désœuvrés, alors que nos parents nous ont inscrits pour travailler.” Marwan, élève en 4e secondaire, fréquente CréACtions depuis septembre dernier. “Je n’ai jamais connu de difficultés avant. Mais depuis la 3e, avec le covid, j’ai accumulé beaucoup de retard en une fois, je n’arrivais pas à suivre, et maintenant je dois tout rattraper. Je procrastine. Je n’ai plus envie d’étudier. Je suis ici pour reprendre les cours et la motivation.” Marwan vient ainsi 4 jours par semaine. Tout comme Kawthar. Elève en 6e secondaire, la jeune fille a senti la différence depuis qu’elle fréquente l’association: “En primaire, j’avais toujours trois ou quatre échecs, maintenant je n’en ai aucun. Je révise ici depuis ma première secondaire. Ils aident beaucoup et ont du temps pour nous. C’est intéressant de se faire réexpliquer la matière par une autre personne. Ce qu’on n’a pas forcément capté avec le prof va nous paraître plus compréhensible avec un bénévole qui prend un autre chemin pour nous expliquer. C’est rassurant de pouvoir se dire que, si on n’a pas compris, ce n’est pas forcément de notre faute, mais peut-être parce que le prof a une méthode qui ne nous correspond peut-être pas.”
Parmi les 35 bénévoles, Yassine Hmidou El Yousfi (23 ans) représente un pilier. Il a grandi dans l’asbl où il a trouvé sa vocation, et depuis 2 ans, il est enseignant en histoire, géographie et sciences sociales, tout en suivant un master à l’UCL en sciences de l’éducation. Après avoir profité du soutien scolaire quasi dix ans, devenir tuteur bénévole coulait de source. Installé dans la salle orange, en attendant d’être interpellé par un adolescent ou l’autre, il se souvient : “Mes parents étaient conscients des enjeux de l’école et de l’importance d’avoir un diplôme, mais ils n’avaient pas les moyens ni les codes pour que leurs enfants y arrivent. Il y avait comme une confrontation entre la culture scolaire et la culture familiale. CréACtions m’a apporté une aide au niveau des devoirs mais aussi du développement. C’est ici que j’ai eu envie de devenir enseignant. J’ai été marqué par le mécanisme de socialisation à travers l’identification. Mes tuteurs avaient la même culture que moi, la même origine, la même religion. C’était des personnes comme nous, qui vivaient dans une famille nombreuse, qui avaient probablement des soucis à la maison, peut-être des parents divorcés. Pourtant, ils se sont accrochés et ont réussi. Indirectement, je me suis identifié à eux. Par imitation. Ils ont eu cette influence sur nous à travers leur soutien, mais aussi leurs messages ou simplement les petites discussions qui ont mené, peu à peu, à cette transformation. La confiance que j’ai pu gagner à CréACtions m’a permis d’être au taquet et de décrocher une grande distinction”.
L’aide scolaire englobe donc la révision des matières, le devoir fait et le bien-être du jeune. Le credo d’Assia Bouhnani, la directrice fondatrice, et de Zohra El Kajjal nourrit la spécificité des activités : si l’on veut prévenir le décrochage scolaire, pallier l’échec, et donc entretenir la motivation, il faut dépasser les cours pour dénicher les compétences de chacune et chacun des jeunes. A quoi Assia Bouhnani ajoute: “Avec nos activités, nous leur apprenons à s’engager jusqu’au bout. Mais à présent, il faut reprendre cet apprentissage !”
En effet, la crise socio sanitaire a cogné dur. Les enfants qui avaient déjà du mal à suivre dans le cadre de l’école se sont retrouvés du jour au lendemain à la maison, isolés, en butte à des obstacles pratiques inédits. Car il ne suffit pas d’avoir un ordinateur, encore faut-il être connecté à Internet, trouver un endroit où imprimer des documents…
Dans ce contexte de précarité exacerbée, l’association s’est démenée sur plusieurs fronts, parfois au-delà de ses missions. Zohra El Kajjal: “Nous avons dû répondre à des demandes qui n’entraient pas dans nos habitudes. Nous avons beaucoup utilisé WhatsApp. Un simple moyen de communication gratuit est devenu un outil de travail: nous envoyions des cours, des petites corrections aux enfants, des réponses aux parents. Nous étions souvent la référence des parents, désemparés face aux consignes des écoles. Convaincus que nous avions toutes les informations, ils se tournaient vers nous. Nous devions alors éplucher les décisions du gouvernement et les dispositions des écoles, lesquelles variaient d’établissement en établissement. Nous n’avons bien sûr pas su répondre à tout le monde. Il nous a fallu aussi gérer des dossiers personnels parfois complexes, d’ordre médical, social (avec le CPAS par exemple) ou judiciaire, tout en mettant des limites.” Assia Bouhnani allonge la liste: “De manière générale, nous aidons les parents à remplir des formulaires en ligne, notamment pour les inscriptions à l’école ou les bourses d’étude. Au niveau numérique, nombreux sont les parents qui se sentent complètement paumés”.
L’impact psychosocial au niveau scolaire est patent en termes de décrochage et les jeunes à CréACtions n’y échappent pas. Marwan et tant d’autres n’ont plus envie d’aller à l’école. Assia Bouhnani: “On leur a retiré le sport, la culture, la socialisation. Tout ce que nous avions mis en place à travers des ateliers a dû être suspendu. Il faut reprendre tout ce travail d’équilibre, d’estime de soi et d’ouverture à l’autre.” Pour Assia, Zohra et Yassine, voir leurs jeunes greffés à leur téléphone révèle à quel point la tâche est aussi urgente que complexe. Un constat que Kawthar n’élude pas: “J’aime bien venir ici car si je reste à la maison, je sais que je vais utiliser mon téléphone et ne rien faire d’autre “. “Ce téléphone est une drogue… et à la fois, c’est un peu le seul moyen de déstresser, vu que depuis le covid pratiquer un sport est devenu plus compliqué”, nuancera Marwan.