#372 - mai/juin 2024

Ouvrir sa porte, et après ?

2016-2019, des citoyens s’organisent en Plateforme pour accueillir des migrants en transit, relégués sous tentes dans le Parc Maximilien, négligés par l’Etat. 2022, d’autres citoyens hébergent d’autres réfugiés, des Ukrainiens, à la demande de l’Etat cette fois. Ces deux expériences incarnent deux formes d’hospitalité, avec leurs points communs mais aussi des écarts analysés dans l’essai co-signé par Andrea Rea, Antoine Roblain et Julia Hertault, écrit dans un style alerte et interpellant. De l’intime au collectif, du témoignage d’hébergeurs et d’hébergeuses à l’analyse des politiques d’(in)hospitalité, les auteurs démontrent aussi comment l’Etat en est arrivé à catégoriser et racialiser les migrants.

 

Tout d’abord, qu’est-ce que l’hospitalité?

 

Andrea Rea : Dans son livre “De l’hospitalité” co-écrit avec Anne Dufourmantelle (1997), Jacques Derrida la définit comme étant un devoir moral de mettre à l’abri des personnes vulnérables, en leur offrant un logement, de la nourriture, des habits, cela de manière inconditionnelle: donner sans rien demander en retour. L’approche de Derrida a été très critiquée, notamment parce qu’elle n’abordait pas l’hospitalité dans son rapport asymétrique entre celui qui donne et celui qui reçoit.

 

L’hospitalité, c’est bien cette obligation morale de recevoir l’autre qui est dans le besoin. Mais au fur et à mesure qu’on avance dans l’analyse, on observe une relation sociale qui se marque de manière asymétrique, au motif que l’invitant reste la personne qui définit le cadre et donc les conditions, a fortiori quand l’hospitalité fonctionne sur une logique de don et de contre-don. Car recevoir n’est pas simple. Dire que l’hospitalité est inconditionnelle n’a donc pas beaucoup de sens socialement ni psychologiquement dans le cadre d’une relation asymétrique de don et de contre-don, où la personne qui est l’hôte se retrouve toujours dans une situation d’être l’obligé de celui qui ouvre sa porte.

 

Antoine Roblain : L’hospitalité est une épreuve pour les deux parties, l’accueillant et l’invité. C’est un acte d’ouverture d’un chez soi à autrui dans le besoin. Progressivement, la perception de cet autrui dépassera le registre du besoin pour avancer dans le champ du droit et de la lutte politique.

 

Ouvrir son chez soi à quelqu’un, c’est toujours compliqué non seulement à cause d’enjeux d’asymétrie, mais aussi en raison de la cohabitation avec quelqu’un qui ne nous ressemble pas. Les espaces disponibles chez les hébergeurs et hébergeuses influencent fortement la temporalité de l’hospitalité. Au tout début généralement, la rencontre se passe bien. Puis ça s’essouffle, étant donné les épreuves du quotidien comme partager une salle de bain ou des repas.

 

Sous l’impulsion de la Plateforme des citoyens, les hébergements sont de très courte durée, ce qui permet à l’hébergeur ou l’hébergeuse de retrouver son espace personnel avant de rouvrir sa porte pour une ou deux nuits. Par contre, les hébergeurs des exilés ukrainiens ont connu une autre temporalité, inscrite dans une plus longue durée et sans fin clairement déterminée. Quand vient le moment de devoir faire sortir quelqu’un de chez soi sans que cette personne ait une solution, c’est compliqué socialement, psychologiquement, moralement même.

 

Andrea Rea : La manière de poser la question de l’hospitalité n’est pas non plus indépendante des politiques d’accueil. Il s’agit d’ancrer le micro (la relation qui se construit entre l’invitant et l’hôte) dans le macro (la politique d’accueil). Ce qui peut se passer dans le micro sera aussi surdéterminé par la politique d’hospitalité ou d’inhospitalité. On a vu que le climat sécuritaire et répressif dans lequel les hébergeurs de la Plateforme citoyenne ont opéré n’avait rien à voir avec le climat protecteur des hébergeurs d’exilés ukrainiens et ukrainiennes.

 

A ce propos, dans votre livre, vous décrivez comment la politique de migration est passée du #nettoyage de Theo Francken (2017) au #place libre de Sammy Mahdi (2022). Qu’est-ce que ça dit, en creux et en relief, de notre Etat de droit, en termes d’hospitalité?

 

Antoine Roblain : Le #nettoyage du secrétaire d’Etat à la migration Theo Francken (NVA) reflète le fait que les politiques d’accueil, d’intégration ou de migration ont une tendance à sélectionner les migrants désirables des migrants indésirables. Cette sélection s’externalise de plus en plus hors des frontières européennes. En Belgique, l’Etat nettoie, c’est-à-dire qu’il sélectionne, au point de donner des quotas à la police en fonction des nationalités qu’il veut rejeter.

 

Cinq ans plus tard, le #place libre envoyé par Sammy Mahdi (CD&V), successeur de Theo Franken, a mis en évidence les fluctuations de la politique d’accueil qui est passée de la criminalisation, ou en tout cas de l’empêchement de l’engagement des hébergeurs des réfugiés indésirables en transit, à sa promotion et à la sous-traitance de ce même engagement d’hébergeurs en faveur des réfugiés ukrainiens. L’hébergement citoyen devient ainsi un révélateur du cynisme de l’État en fonction de la manière dont celui-ci catégorise les migrants entre ces deux périodes.


Andrea Rea : La sélection des migrants en transit repose sur une politique de harcèlement policier, de répression sécuritaire et de criminalisation des hébergeurs. Tandis que l’accueil des réfugiés ukrainiens repose sur une politique d’inclusion sociale avec un soutien financier de l’État et de l’Union européenne.

 

A l’époque de la coalition suédoise1, la politique est surtout ancrée sur l’idée que ces migrants sont en transit et ne veulent pas demander l’asile ici. Il s’agit donc de nettoyer l’espace public de leur présence. A cela s’ajoute la racialisation comme élément central du Pacte européen sur la migration et l’asile. Elle est liée à ce même différentiel entre ceux considérés comme les bons réfugiés et les mauvais. On établit ainsi que les Ukrainiens sont des vrais réfugiés : leur pays a été envahi, c’est normal qu’on les accueille comme nous avions été accueillis en 1940 par les Anglais ou les Français. A l’inverse, les faux réfugiés, qu’ils soient migrants économiques ou qu’ils viennent d’un pays déchiré par la guerre civile, sont soi-disant moins légitimes à quitter leur pays. Il y a donc une différence sur la raison d’aider les uns et pas les autres.

 

Qu’est-ce qu’ils foutent là, les hébergeurs du Parc Maximilien et des Ukrainiens – une question en référence à la lettre ouverte de Mehdi Kassou et d’Adriana Costa Santos, deux « citoyens fatigués » cofondateurs de la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés qui dénonçaient en février 2018 l’immobilisme de l’Etat ?

 

Antoine Roblain : Qu’est-ce qu’on fout là pose deux problèmes. D’abord, comme l’État ne remplit pas ses obligations d’accueil, tant les hébergeurs de la Plateforme que des Ukrainiens se sont sentis moralement obligés de pallier ce manquement. C’est une similarité entre les deux mouvements.
Cependant, le choc moral lors de ces deux périodes s’est décliné de deux manières différentes. D’une part, les hébergeurs de la Plateforme sont passés de l’action humanitaire à un engagement plus politique. Ils ont commencé à chercher en quoi les politiques sont inhospitalières, nuançant dans l’élan le regard qu’ils portaient sur les réfugiés : de personnes dans le besoin, les migrants leur sont apparus comme des personnes dont les droits sont bafoués. Ce basculement a politisé leur acte et l’a rendu plus subversif.

 

Pour leur part, les hébergeurs des réfugiés ukrainiens sont dans un autre registre : la sous-traitance par l’État ne nécessite pas qu’ils s’organisent en mouvement social dans un rapport horizontal. Il s’agit presque d’une addition de personnes mobilisées pour répondre à un besoin de l’État et à un besoin d’individus. Les seules contestations envers l’Etat ont porté sur les retards de paiement du revenu d’intégration mais pas sur la politique d’inhospitalité.

 

Andrea Rea : Les réfugiés ukrainiens ont reçu tout de suite le statut de protection temporaire. Cette mesure institue de manière forte le double standard entre le traitement avantageux qui leur est réservé et le traitement “traditionnel” prévu pour les autres demandeurs d’asile, accueillis dans un centre Fedasil avec un dossier individualisé où ils devront faire la preuve de leurs persécutions subies. Ce traitement différencié construit des images binaires: le modèle ukrainien du bon réfugié, qui a la particularité d’être européen, versus les autres migrants soumis à une suspicion. Cette binarité s’intègre dans l’esprit des citoyens. 5 millions d’Ukrainiens ont fui en 2022 sans qu’on ne parle de “vagues de réfugiés qui envahissent l’Europe” comme on l’avait fait en 2016 pour le million et demi de réfugiés sur les routes des Balkans. Cette variation de perceptions montre qu’il y a une construction cognitive et normative du bon et du mauvais réfugié, présente dans la tête des citoyens, y compris des hébergeurs.

 

Sur la déresponsabilisation de l’État, elle se pose de manière différenciée dans un État fédéral. Il serait intéressant de détailler les niveaux politiques. Par exemple, sous Francken, l’Etat fédéral a tenu un discours et une politique très durs, alors qu’en même temps la Région bruxelloise et la Ville de Bruxelles soutenaient la Plateforme citoyenne. Ce sont toujours les CPAS, les communes ou la Région qui ont payé la non application de la loi au niveau fédéral.

 

Maintenant que le double standard est institutionnalisé, maintenant qu’une loi récente autorise les agents Frontex à opérer des contrôles dans les ports, aéroports, et gares belges, et à escorter des retours forcés, et alors que le futur gouvernement pourrait renforcer son désengagement en matière de politique d’accueil des migrants, comment voyez-vous l’évolution des initiatives citoyennes d’hébergement ?

 

Antoine Roblain : Les mouvements citoyens se sont de plus en plus institutionnalisés. La Plateforme citoyenne a perdu une dimension contestataire de ses activités en dépendant d’un fonctionnement public.

 

Je suis étonné du manque de mobilisation quand on sait que la Justice a condamné l’Etat plus de 8.000 fois parce qu’il ne respecte pas ses obligations en matière d’accueil des demandeurs d’asile. Le fait que l’Etat s’assied sur le droit ne mobilise pas beaucoup les foules.

 

Par contre, si je m’attends à voir une évolution et une transformation des mobilisations citoyennes, ce sera singulièrement autour des personnes sans-papiers. La question est relativement politisée dans les différents partis, avec une forme d’ouverture à une régularisation du côté francophone du pays et une polarisation du côté flamand. De plus, il existe une demande urgente des personnes concernées et des militants, mais aussi du patronat. Si des mobilisations citoyennes émergent, la question sans-papiers pourra être rendue très saillante.

 

Andrea Rea : Sur la question des sans-papiers qui suscite tant de résistances, il est intéressant d’observer la gestion paradoxale et opportuniste de la Hongrie et de l’Italie. Parmi les plus hostiles à l’immigration, ces deux Etats ont décidé d’attribuer 450.000 permis de travail à des migrants pour résoudre les pénuries de travailleurs dans certains secteurs…


Comme toujours, la dimension instrumentale de l’immigration prime. La question à poser est : au détriment de quoi ? Un marchandage risque de se produire avec la future coalition gouvernementale qui mettrait en œuvre des politiques dites d’attribution d’une sécurité de séjour – le politique ne dit plus régularisation par peur du mot – à des personnes en situation irrégulière qui peuvent exercer un métier en pénurie, contre probablement une sécurisation encore plus dure de la demande d’asile. Bref: une ouverture peut-être pour les sans-papiers parce qu’on en a besoin et une fermeture sur les demandes d’asile parce qu’on dit qu’il faut les contrôler à distance pour être sûr que ce sont des vrais demandeurs d’asile. Si on veut éviter le marchandage, l’accord du prochain gouvernement devra mettre à l’agenda politique les propositions progressistes des partis de gauche Ecolo et PS.

 

Il faut continuer à croire dans les vertus des initiatives citoyennes et des mouvements sociaux qui contestent et parviennent à faire pression sur l’Etat.

 

Antoine Roblain : C’est d’autant plus vrai que les hébergeurs et hébergeuses ont été jusqu’à ouvrir leur porte ! C’est un autre acte que de signer une pétition ou de manifester. Le but de notre livre était à la fois de documenter et de montrer à quel point des individus collectivement mobilisés dans un mouvement social ont un pouvoir subversif. 

 

Propos recueillis par Nathalie Caprioli le 10 mai 2024.

[1] Le gouvernement de droite dirigé par Charles Michel rassemblait le MR, l’Open VLD, le CD&V et la NVA de 2014 à 2018.