Notre humanité à Gaza

Le présent texte Notre humanité à Gaza constitue l’aboutissement d’un processus institutionnel de consultation qui a impliqué l’équipe des travailleurs et travailleuses et l’Organe d’administration du CBAI. Une note intitulée Genèse et processus du texte “Notre humanité à Gaza”, accessible sur notre site, apporte des précisions sur les différentes étapes et les questionnements qui ont jalonné ce processus.

Celui-ci a été mis en place, à la suite, d’une part, des interpellations adressées à la direction et à l’Organe d’administration par les participants et participantes à nos formations et, d’autre part, d’attentes formulées par des travailleurs et travailleuses du CBAI.

Nous avons considéré que ce processus dans lequel l’ensemble des forces vives du CBAI s’est trouvé impliqué, était cohérent avec notre objet social.

 


 

« Toute attaque contre des civils est un crime contre l’humanité ». Elias Sanbar

 

La destruction délibérément organisée des populations palestiniennes à Gaza et l’anéantissement de leur habitat agit comme une déchirure du monde, que nous ressentons dans les quartiers de notre ville, dans nos associations, dans nos institutions, dans nos amitiés et au sein de nos consciences. Là-bas, c’est notre humanité qui vacille.

 

Quelle que soit la conviction qui guide le combat mené au nom d’une cause juste, celle-ci ne peut jamais être placée au-dessus du respect de la vie. Le CBAI a toujours refusé de hiérarchiser les souffrances et les blessures, comme si les larmes et le sang des uns avaient plus de poids que celui des autres.

 

Au vu de cette violence d’une ampleur inouïe qui est allée au-delà de toute proportion, le CBAI tient à exprimer sa solidarité envers le peuple palestinien lequel subit déjà depuis plusieurs décennies l’épreuve d’une oppression qui lui retire toute possibilité d’envisager une vie de dignité, dans le respect de sa souveraineté. Affirmer cela, ce n’est pas faire preuve de surdité et d’aveuglement devant les souffrances des civils israéliens qui ont été frappés lors des attaques du 7 octobre. Le CBAI condamne ces actes, comme il condamne les attaques répétées contre des civils palestiniens dans les territoires occupés. Le recours à la violence aveugle détruit l’humanité de celles et ceux qu’elle oppresse comme elle déshumanise celles et ceux qui la mettent en acte. C’est pourquoi, le CBAI apporte son soutien à tous les peuples qui, dans d’autres situations du monde, sont aux prises avec des forces qui visent leur annihilation.

 

Il est plus que temps que ces violences cessent et que les conditions d’un cessez-le-feu permanent soient assurées pour que les ressources en moyens sanitaires et en nourriture soient acheminées aux populations de Gaza.

 

Nous dénonçons la politique menée par l’Etat d’Israël dont il résulte, dans les territoires occupés, des pratiques caractéristiques d’un régime d’apartheid[1]. Ce dernier est le corollaire de la politique de colonisation visant l’annexion d’une terre sur laquelle vit depuis plusieurs siècles, le peuple palestinien. Placée sous administration militaire, cette population est confrontée quotidiennement aux exactions des colons et de l’armée israélienne et ne bénéficie d’aucune des protections fondamentales du droit humanitaire et du droit international des droits humains.

 

Dans la bande de Gaza, l’Etat israélien a lancé une offensive militaire durant laquelle il n’a été fait aucun cas des principes de proportion et de distinction. Les populations civiles ont été la cible d’une fureur destructrice qui ne laisse que peu de doutes quant à l’intention qui a présidé à son déploiement : détruire et frapper le peuple de ce petit recoin de terre qui depuis des décennies est confronté à des situations de vie indignes et inhumaines. La situation est à ce point grave que la Cour internationale de Justice a adopté une ordonnance[2] par laquelle cette juridiction, considérant qu’il existait un « risque réel et imminent de génocide », a jugé nécessaire d’indiquer des mesures conservatoires à charge de l’Etat d’Israël. Cette invocation de la convention des Nations-Unies sur la répression et la prévention du crime de génocide de 1948 est considérée par certains observateurs et observatrices comme « spectaculaire et infamante »[3].

 

Nous pensons que dans cette situation de conflit historique, la fonction de tiers n’a que trop manqué. C’est elle qui, à partir de l’espace de séparation qu’elle institue, permet de décoller les corps entremêlés de haine, engagés dans un duel dont il ne résulte que des pulsions d’anéantissement. Consciente de l’absolue disproportion des forces en présence, c’est elle qui rappelle à l’Etat d’Israël et au Hamas qu’ils doivent respecter les résolutions du droit international. Ceci implique la libération des otages dans la bande de Gaza et des citoyens palestiniens détenus de manière arbitraire[4] dans les prisons israeliennes.

 

La dignité d’appartenance

 

Les questions relatives à la dignité d’appartenance sont au cœur de la vigilance interculturelle.

 

Celle-ci nous amène à prendre en considération qu’il est des citoyens et des citoyennes qui se définissent, aussi et pas que, par leur attachement à des peuples et à des patrimoines, à la manière dont ceux-ci traversent les épreuves de l’histoire. Ces liens sont tissés de complexité : ils échappent à toutes désignations imposées du dehors.

 

Lorsque ces communautés humaines endurent une insupportable souffrance, cette dernière se réveille au cœur de ces attachements et de ces consciences, celles-là même avec lesquelles nous construisons nos propositions associatives. Alors ce qui vacille là-bas nous affecte ici. C’est à cet endroit, au milieu du tumulte des indignations, que l’action interculturelle rappelle sa raison d’être, la nécessité de construire, à l’aide des dispositifs de démocratie culturelle, les conditions citoyennes de la rencontre entre les groupes et les sujets individuels et collectifs.

 

Nous savons que l’action interculturelle est indissociable d’un appel à la rencontre[5] et à la mise en place de situations qui visent à provoquer des frottements entre les partenaires de cette rencontre. Cependant, cette proposition court le risque de flotter dans le ciel éthéré des bonnes intentions, si elle ne prend pas en considération la manière dont celles et ceux qui répondent à cette invitation revendiquent leur appartenance à un ou des peuples, aux prises avec une oppression qui vise à détruire les fondements de leur dignité ainsi que les conditions politiques et juridiques de son accomplissement.

 

« Prendre en considération » signifie alors pour celui qui adresse cette invitation (en l’occurrence le CBAI), le fait d’exprimer sa solidarité envers les peuples confrontés à des situations d’anéantissement, ces peuples aux destinées desquels les participants à nos actions revendiquent un attachement particulier.

 

C’est pourquoi, il est pour nous essentiel de dénoncer l’existence d’une politique d’Etat qui produit l’oppression et la destruction du peuple palestinien lequel, pour reprendre les mots du poète et militant Mahmoud Darwich[6], « a forgé son identité nationale et s’est élevé par son acharnement à la défendre, jusqu’au niveau de l’impossible. »

 

 L’action intercuturelle et la déconstruction des pièges sémantiques

 

L’action interculturelle met en garde contre les glissements sémantiques qui réduisent, à l’unique, les significations des termes « terres, peuples, Etats, nations », comme si la terre de Palestine n’appartenait qu’à un seul peuple, comme si ce peuple faisait un avec la nation qui se pose comme unique propriétaire de cet Etat, comme si celui-ci ne pouvait être la propriété que d’une seule nation, comme si l’appartenance au peuple juif, impliquait l’adhésion à la politique menée par l’Etat d’Israël. Ici, encore, la passion de l’unique et de l’exclusif se révèle totalisante. Le CBAI lui oppose sa croyance en la force du pluralisme actif[7] et sa conviction que la multiplicité des cultures et des mondes vécus peut permettre, sous certaines conditions, le déploiement des « processus de différenciation par enrichissements »[8] dont parlait Georges Devereux.

 

Conformément aux prémisses qui structurent l’exercice de leurs métiers, et avec les outils et les méthodes qui sont les leurs, les travailleurs et travailleuses du CBAI, continueront à se placer dans ces « espaces entre deux » pour y faire exister les conditions de la rencontre interculturelle. Ils et elles tenteront de réaliser ce qu’ils et elles savent le mieux faire, c’est-à-dire, déconstruire, à l’aide d’une temporalité qui requiert la fréquence des contacts et des expériences collectives, les préjugés et croyances stéréotypales.

 

C’est la raison pour laquelle nous appelons de nos vœux le soutien et le déploiement d’initiatives[9] qui visent à rassembler, dans nos rues, dans nos quartiers, dans nos associations et dans nos institutions, toutes celles et tous ceux qui se reconnaissent et se définissent dans et par des attachements à des peuples et des cultures que certaines visions politiques et idéologiques tentent de situer dans une irréductible opposition.

 

Ils s’attacheront à défaire les montages discursifs qui produisent, sur la complexité des appartenances, de la violence en assignant des significations monologiques. Ainsi, en a-t-il été lorsque l’on a sommé les citoyens musulmans de se désolidariser des attentats de 2015 et 2016, en les soumettant par ce procédé à une insultante présomption de culpabilité. Il en va de même pour les actes de nature antisémite dont l’augmentation est plus que préoccupante, actes qui frappent des hommes et des femmes qui ne sont en aucune manière comptables du dévoiement dans lequel s’est engagé l’Etat d’Israël. On pourrait ajouter à ces pièges sémantiques, cette rhétorique qui convertit quiconque dénonce la politique menée par l’Etat d’Israël en un complice de la haine antisémite, cette monstruosité qui a démontré tout ce qu’il y avait d’abjecte dans l’esprit humain.

 

L’action interculturelle ne peut se déployer que dans un contexte qui restitue aux peuples et aux cultures les conditions de leur dignité. C’est préserver cette dignité que d’affirmer notre solidarité avec le sort des populations palestiniennes et les juifs israéliens, qui voient dans les exactions commises par leur Etat, une oppression insupportable qui insulte les valeurs du judaïsme.

 

Nous ignorons les termes qui désigneront la ou les entités politiques appelées à coexister sur cette terre de l’inéluctable communauté de destins. Pour celles et ceux qui ne se résignent pas à la fatalité, nous en percevons pourtant la signification : « cette terre ne sera pas celle d’un seul peuple » et « existe, oui et pas sans l’autre ton égal ».

[1] Le rapport de l’ONU A/HRC/49/87 vise à déterminer si la domination israélienne sur les territoires occupés peut être qualifiée d’« apartheid ». Lors de la quarante-neuvième session du Conseil des droits de l’homme, le Rapporteur spécial, Michael Lynk a présenté les traits saillants de ce rapport. En s’appuyant sur un rigoureux travail de qualification juridique, l’auteur du dit rapport, soutient que le système politique appliqué aux territoires occupés répond à la norme de preuves concernant l’existence d’un régime d’apartheid.

L’apartheid peut être défini comme un régime institutionnalisé d’oppression et de discrimination raciale systématique, constitutif en droit international d’un crime contre l’humanité. Cf. Rapport du Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, Michael Lynk, Conseil des Droits de l’Homme, quarante-neuvième session du 28 février – 1er avril 2022.

 

[2] Ordonnance du 26 janvier 2024 de la Cour internationale de Justice. En outre, une autre juridiction, la Cour pénale internationale, compétente pour poursuivre des individus, a délivré des mandats d’arrêt contre trois chefs du Hamas et contre le premier Ministre Benjamin Netanyahou, et son Ministre de la défense Yoav Galant, pour crimes de guerre et crime contre l’humanité. Voire aussi https://www.humanite.fr/monde/armee-israelienne/lonu-juge-que-les-pratiques-israeliennes-a-gaza-correspondent-a-un-genocide.

 

[3] Selon les mots de Anne-Cécile Libert, « La Justice internationale dans le chaudron de Gaza », Le Monde diplomatique, juillet 2024.

 

[4] Communiqué de presse de Amnesty international du 8 novembre 2023, « Israël et territoires palestiniens occupés. Des détenu·e·s palestiniens sont soumis à des actes de torture et des traitements dégradants, sur fond de multiplication des arrestations arbitraires. »

 

[5] « L’action interculturelle et ses visées transformatrices », in IMAG, le magazine de l’interculturel, n° 359, novembre/décembre 2021, pg 8. https://www.cbai.be/wp-content/uploads/2021/12/Imag359_novembre-decembre-21.pdf

 

[6] Mahmoud Darwich (1941 – 2008) est un poète, écrivain et militant palestinien. Il est l’auteur auquel Yasser Arafat a proposé de rédiger la déclaration d’indépendance du peuple palestinien et dont l’Assemblée générale des Nations-Unies, le 15 décembre 1988, a pris acte dans sa résolution 43.177.

 

[7] Terme que nous empruntons au collectif Tayush.

 

[8] Georges Devereux, La renonciation à l’identité, défense contre l’anéantissement, La petite bibliothèque de Payot, 2019.

 

[9] Telles La chorale juive arabe Bab’Zouz, Les couscous Sepharabe et les différents projets remarquables portés par l’asbl AIM (Actions in Mediterrean). Cette liste n’est évidemment pas exhaustive et il existe encore d’autres initiatives qui vont dans le sens de ce rapprochement.