#374 - novembre/décembre 2024
3 minutes, 3 questions à Andrea Rea et Marco Martiniello
#374 - novembre/décembre 2024
Making of d’une création de lumières
Dans l’exposition collective Light&Face, des jeunes ont osé se montrer tels qu’ils et elles sont – même si ce n’est pas évident de lâcher son image ! C’est lors de l’atelier photo-ciné animé par un tandem passionné – son fondateur et responsable Zakaria El Bakkali et la photojournaliste Johanna de Tessières – que le groupe s’est initié à la technique tout en se frottant aux questions du sens des images, dans notre société où celles-ci nous envahissent, nous échappent, nous manipulent parfois à notre insu.
Deux mètres de haut sur un de large. Ce n’est pas rien. Ça provoque quel effet de voir sa photo surdimensionnée accrochée dans des expositions et placardée dans les rues de Molenbeek? Laura (18 ans): “J’aime bien le fait d’être en grand format et que tout le monde nous voit. Ça représente quelque chose pour moi: ça montre que je suis passionnée et que j’existe. Que je ne suis pas invisible”. Mohammed (26 ans) : « Mon image que vous voyez en grand ? Sachez qu’on m’a forcé [rire] ! Le but premier pour moi n’était pas de me dévoiler, mais de montrer notre capacité à créer du beau ». Rayan (19 ans) : “Je ne m’étais jamais vu en grand comme ça. C’était trop bien ! Au début, ça fait bizarre. Mais je suis content que tout le monde puisse voir le résultat de nos efforts”.
Leurs efforts furent en effet à la mesure des tirages. XL! Certes, le qualificatif semble un rien exagéré, mais voyez plutôt. Tout commence en septembre 2022, à l’atelier ciné-photo animé par Johanna de Tessières et Zakaria El Bakkali, à la Maison des cultures et de la cohésion sociale à Molenbeek. Contextualisation avec Zakaria: “Chaque année, en septembre, nous partons d’une page blanche pour démarrer un nouveau projet avec un groupe mixte: des jeunes entre 15 et 19 ans, anciens comme nouveaux arrivés, toutes et tous habitant le quartier. Nous travaillons d’abord la technique. Johanna les initie en plus à l’histoire de la photographie”. “Nous ne faisons pas que de la photo, enchaîne Johanna. Nous apprenons à nous connaître. Nous parlons de tout, de leurs études, de culture, de leur éducation, de leur avenir. De l’amour aussi. On s’amuse beaucoup. Tout peut être dit, sans jugement “.
Zakaria: “Lors de nos échanges, je me suis rendu compte que la culture ne fait pas partie de la priorité des jeunes. C’est logique: il faut d’abord travailler, gagner de l’argent, avoir la sécurité. Ils n’ont jamais imaginé que Johanna puisse vivre de son métier. Ils n’ont jamais pensé non plus qu’ils pouvaient avoir leur place dans une école de cinéma, de journalisme ou de photo. Ces études n’ont pas de sens pour eux car elles ne sont pas censées déboucher sur un travail”. De plus, relève Johanna, la diversité n’est que peu représentée dans sa profession. De fait, près de 6 % des journalistes belges se considèrent comme membres d’un groupe minorisé en raison de leur orientation sexuelle (5,4 %) ou de leur genre (5,7 %). 3,4 % s’identifient à des groupes minorisés en raison de leur couleur de peau ou de leurs origines ethniques, et 1,5 % en raison de leur religion ou de leurs convictions philosophiques1. Bref, peut mieux faire en termes de diversité. Lorsqu’on n’a pas de modèles auxquels s’identifier, le jeune ou son entourage peut conclure que ce métier n’est pas fait pour lui. Ce que confirme l’un des participants de l’atelier: “Quand je disais à mes parents que je voulais devenir photographe professionnel, ils voyaient ça comme un métier trouble. Grâce à l’exposition, ils ont concrétisé que c’était vraiment ma passion et pas juste un truc sur le côté”.
Selon diverses sources, la génération Z (pour parler des jeunes de 15 à 27 ans) est rivée à un écran entre 4h30 et 7h en moyenne par jour; et il n’y a aucune raison que les jeunes adultes de l’atelier photo échappent à ce phénomène. D’où l’intérêt de questionner le rôle des images dans la société. Hors du langage, quels messages véhiculent-elles ? Loin d’un cours théorique, Johanna et Zakaria ont alors transmis comment lire et décoder ce que l’on perçoit. Autrement dit, comment reprendre le contrôle des images, et plus spécifiquement de son image.
Zakaria : “On peut évidemment utiliser les réseaux sociaux, mais sans pour autant verser dans la frénésie. Ce qui exige une réflexion, un regard critique, un recul que les jeunes n’ont pas nécessairement avant de fréquenter notre atelier. Mais une fois sensibilisés, ils ne publient plus n’importe quelle photo. Plutôt que de consommer les images, ils apprennent à les maitriser”.Les commentaires de trois jeunes participants entrent en résonnance avec l’approche de Zakaria. Laura (18 ans) : “Malgré le fait que j’appartiens à cette génération, je trouve que les jeunes consomment trop d’images. De un, on gagnerait à en produire moins. De deux, on ne peut plus se contenter de ce type de photos. Il faut aller plus loin que ce que la vue permet de voir”. Nour (18 ans) : “Nos photos n’ont pas la même valeur que celles prises à la chaîne avec un smartphone. Nous avons fait tout un travail de réflexion et de préparation technique. L’image devient plus précieuse”. Wael (17 ans) : “Nos photos n’ont pas été prises comme ça, banalement. Derrière chaque portrait, il y a une recherche esthétique, des jeux de lumière et de reflets”. Roly (20 ans): “On a fait plus attention au côté technique, que ce soit le cadrage, l’émotion qu’on veut transmettre, la position des gens, la beauté de la chose, le regard, la lumière, tous ces paramètres. On n’a pas envie de prendre 10 ou 20 photos d’un coup. On est plus consciencieux et précis”.
Ainsi, dans le projet Light&Face, la quinzaine de jeunes soutenus par les deux photographes professionnels ont travaillé des portraits avec des filtres et des jeux de lumière, pas seulement pour faire joli, mais surtout parce que les effets produits ajoutent du sens à la (re)présentation d’eux-mêmes. Capture d’un instant unique, dans une pose paradoxalement naturelle et recherchée, la photo donne à voir une image positive en mouvements lumineux.
“L’exposition ne présente pas la jeunesse de Molenbeek, mais 30 jeunes, toutes et tous différents et singuliers”, souligne Johanna. Ce que confirment, avec leurs mots, les apprentis photographes. Adriana (20 ans): “Mon père était très content pour moi. Il l’a raconté à tous ses copains. Mes parents ont encadré mes photos et les ont mises sur leur fond d’écran. C’est mignon”. Wael (17 ans): “Chaque modèle a sa personnalité propre qui apparaît dans ou derrière les photos que vous voyez. L’un a joué avec la lumière, tandis qu’une autre a préféré la part plus sombre. Chacun a son histoire derrière sa photo. Et cette histoire, c’est au modèle à la raconter. En tout cas, derrière la caméra, j’ai vu que chaque modèle est différent”. Roly (20 ans): “Certains considèrent la photo comme un art. Ils vont l’interpréter, ressentir à leur manière une couleur ou les jeux d’ombre ». Nour (18 ans) : “J’ai l’impression qu’il y a une histoire derrière chaque photo que chacun peut imaginer différemment”. Wassim (19 ans): “Ce n’est pas le photographe mais le modèle qui choisit le message derrière la photo”. Laura (18 ans) : “En regardant les photos, on voit bien que chaque modèle est venu avec son idée que les photographes ont ensuite exécutée. On ne connaît pas les personnes sur les photos, mais on peut observer la diversité dans la façon dont elles ont envie de se regarder et de se montrer. C’est intéressant de voir que chaque jeune est différent. Ici, ils ont pris la parole, ils ont pris le contrôle de leur image et la façon dont on les perçoit”.
Laura n’est pas la seule à pointer le manque de reconnaissance de leur légitimité à s’exprimer, problème qui émerge entre autres dans les médias, quand des adultes se permettent d’extrapoler sur “la jeunesse” de Molenbeek sans presque jamais tendre le micro aux premiers et premières concernées. “Mais les choses évoluent, relève Mohammed (26 ans). De plus en plus de personnes prennent la peine de venir vers nous et de demander notre opinion”. Et Johanna de compléter, à partir de son expérience de photojournaliste :“Je prêche un peu contre ma propre chapelle mais je trouve réducteur que nous, journalistes et photographes, disions notre façon de voir le monde, alors qu’il serait plus intéressant de donner davantage la parole aux autres pour qu’ils s’expriment sur leur propre vie et leur propre quartier. Je me suis d’ailleurs toujours demandée pourquoi il existait tant de fantasmes2 sur Molenbeek…”.
Au fait, que sait-on de cette commune qui, en 2016, fut surmédiatisée quasi mondialement ? Quelques chiffres3 en dressent bien un certain profil : on sait par exemple qu’en 2014, 27 % de sa population a moins de 18 ans (contre 21 % à l’échelle de la Région bruxelloise) ; en 2022, 11 % recevaient un revenu d’intégration sociale (contre 6 % en RB); et la même année, le taux de chômage des 15-24 ans atteignait les 31 % (contre 24 % en RB). Cependant, ces statistiques ne montrent pas le petit plus que Johanna perçoit: “Parmi les communes les plus jeunes, Molenbeek apporte une dynamique et une énergie. Les jeunes ne sont pas blasés. Ça veut dire que, dès qu’on leur propose des projets, ils sont hyper créatifs parce qu’ils sont habitués à être débrouillards, vu que tout ne leur est pas automatiquement donné. Pour moi, ce sont de bonnes conditions pour bosser”.
A travers la collection de portraits, les jeunes ont été attentifs à donner une image positive d’eux-mêmes, et peut-être de leur quartier. Quant à savoir si leur travail est parvenu à désagréger des stéréotypes, ils ont leur avis, à commencer par une anecdote cocasse : « Je ne sais pas comment, mais ma photo a fini au commissariat du Comte de Flandre. Mes parents ont cru que j’étais recherché ! ». Rayan (19 ans) : «Quand tu dis que tu vis à Molenbeek, on te répond : “Ah oui ! La drogue, les vols, les armes…” Dans les journaux, Molenbeek ressemble à un océan d’agressivité. Par contre, les projets culturels portés par des jeunes – qu’ils soient belges, fils d’immigrés ou bien immigrés – ne sont pas assez mis en valeur ». Inès (21 ans) : « J’ai parfois l’impression que les jeunes de Molenbeek qui se lancent dans des projets artistiques ou autres ne sont pas pris au sérieux. Alors qu’on est comme tout le monde en fait : on est jeunes, on a de la créativité, on a la tête pleine de projets ». Mohammed (26 ans) : « Notre travail casse des stéréotypes. On peut avoir un fossé de compréhension à propos d’une même image. Mais une fille voilée est avant tout une personne, qui a sa personnalité, ses rêves, ses idées. En nous mettant en avant, le but n’est pas de dire qu’on est plus fort que les autres. On veut juste montrer qu’on est capable de créer autant que les autres. Le but est de nous confondre à la société. Nous faisons tout simplement partie de la société ».
[1] Manon Libert, Florence Le Cam, Coraline Lethimonnier, Bart Vanhaelewyn, Sarah Van Leuven & Karin Raeymaeckers, Portrait de journalistes belges en 2023, Gent, Academia Press, 2023, pp. 13-14. Disponible en ligne : www.ajp.be
[2] Sur la déconstruction des stéréotypes: “Direction Molenbeek. “Focus sur le capital humain d’une commune surmédiatisée”, in Agenda interculturel 330, mais 2016. https://www.cbai.be/agenda-interculturel-n330/
[3] Ibsa, Institut bruxellois de statistique et d’analyse.