#370 - janvier/février 2024
Droits dans le mur
#370 - janvier/février 2024
Ma voisine n’a ni fenêtre ni basilic
Les perspectives en matière de logement demeurent sombres, tant à Bruxelles qu’en Belgique et dans l’ensemble de l’Europe. Cette crise peut être appréhendée par divers côtés, entre autres les politiques de logement et la pénurie de logements sociaux, les pratiques spéculatives, ou plus généralement la soumission du logement aux lois du marché. Une approche supplémentaire n’est pas à négliger : celle de l’étude des expériences subjectives.
Un samedi matin, je rentrais chez moi avec mes courses et un pot de basilic à la main. Je me suis arrêtée pour passer le bonjour à Naya, ma voisine que je voyais comme d’habitude devant le magasin du coin tenu par sa sœur. “Je voudrais tellement avoir du basilic chez moi, mais je n’ai pas de fenêtre”, me dit-elle. “En Syrie, mes voisines étaient toujours jalouses du basilic de mon jardin”. Je ne pouvais pas comprendre le fait qu’elle n’ait pas de fenêtre et je lui demandais de m’expliquer “J’habite un appartement en sous-sol. Il y a une fenêtre, mais on a juste un peu de lumière par le haut. Tu peux l’ouvrir par le haut, heureusement, je l’ouvre quand je cuisine, mais je ne vois rien dehors”. Elle habite cet appartement avec son fils depuis trois ans, et elle en cherche un autre depuis plus de deux ans.
Ce pot de basilic a déclenché une conversation sur les conditions de logement de Naya qui habite dans mon quartier depuis plusieurs années. Des années plus tard, dans le cadre de mon doctorat en géographie à la VUB, alors que j’étudiais les trajectoires résidentielles des personnes réfugiées arrivées en Belgique en 2015, j’ai entendu d’autres histoires à foison. En quelques mois seulement, je me suis retrouvée plongée dans un océan d’expériences sur leur quête de logement privé, une fois que ces personnes obtenaient le statut de réfugié et devaient quitter le centre d’accueil. C’est comme ça que j’ai commencé à saisir les différents aspects de la thématique du logement à Bruxelles. Ces moments ordinaires du quotidien s’entrelaçaient avec des conditions structurelles souvent non explicitées par celles et ceux qui partagent ces histoires. En comprenant leurs difficultés pour trouver un logement, j’ai peu à peu saisi pourquoi Naya n’avait pas de fenêtre.
Dans cet article, je plaide pour recentrer la question du logement sur les expériences personnelles, et mettre en lumière des vécus variés subjectifs. Pour être attentive aux aspects les plus personnels et ordinaires, quoi de plus personnel et ordinaire que ce qui habite l’espace domestique et intime?
Dans les sciences sociales, la pratique des chercheuses et chercheurs consiste déjà à élucider un phénomène social en menant des enquêtes empiriques pour recueillir des récits et des expériences. De nombreuses études ont démontré la capacité des récits à éclairer, du point de vue de la personne, sa position particulière par rapport aux structures sociales et économiques, rendant la démarche de recherche plus inclusive.
Au sein du méta récit du logement et ses facteurs (structurels) constitutifs se trouvent des milliers de petits récits, essentiels pour comprendre comment certaines personnes se trouvent piégées dans les méandres du système. Par exemple, c’est à travers les récits et expériences des personnes primo-arrivantes1 que nous saisissons mieux les violences résidentielles dans leur installation à Bruxelles. De même, la bande dessinée « Cherche loyer »2 nous plonge, à travers des expériences personnelles, au cœur de la question du logement et des thèmes qui en découlent : insalubrité, loyers abusifs, discriminations, problèmes de santé ou encore des difficultés liées à l’insertion sociale et professionnelle. Prenons également le cas de l’asbl d’Angela D3 qui élabore un guide de recommandations pour plaidoyer et améliorer l’accès au logement des femmes en situation précaire à Bruxelles, en s’appuyant sur une multitude d’histoires et d’expériences des femmes elles-mêmes.
Ces exemples mettent en évidence l’importance à valoriser les récits individuels, qui offrent une perspective unique sur les savoirs, connaissances et logiques de fonctionnement, tous acquis par le vécu. Ces récits individuels révèlent des trajectoires de vie et des moments charnières nécessaires pour appréhender la complexité de la crise du logement, à travers l’étude des micro-espaces de la question du logement, ces micro-espaces où la crise (macro) est palpable.
L’importance de ces expériences ne se limite toutefois pas au niveau subjectif. Si le vécu quotidien de la quête d’un toit devient une toile complexe où se mêlent fatigue, désespoir et peur induites par le système, ces détails renforcent notre détermination, chercheuses et chercheurs, militantes et militants, à placer la question du logement au sommet de nos priorités. Ces récits transcendent donc le simple acte de raconter une histoire. Ils alimentent notre revendication d’un droit à un logement décent.
Finalement, à travers ces histoires collectées émergent également des stratégies d’adaptation et des luttes et des résistances qui capturent l’essence même de notre engagement. Ces résistances ordinaires qui se manifestent dans l’intimité du foyer et s’étendent à la rue, au quartier, au collectif. Il ne s’agit pas de romantiser ces espaces, mais plutôt de reconnaître leur importance pour déclencher et enrichir nos actions. Racontons donc nos histoires et restons éveillés pour recueillir celles des autres, peu importe leur banalité.
[1] Lire l’article de Simon Debersaques et Noé Grenier, “L’optique des personnes primo-arrivantes”.
[2] Manu Scordia, “Cherche loyer”, BD créée avec des habitants de Molenbeek en recherche de logement et la Maison de quartier Bonnevie.
[3] Angela D, asbl de logement pour les femmes par les femmes.