#366 - mars/avril 2023
Selfies associatifs
Tensions et interpellations en temps de crises
#366 - mars/avril 2023
Les rapports d’activité ne disent pas la vie !
Lors de la Commission plénière au Parlement francophone bruxellois du 27 janvier 2023, Geoffroy Carly et Alain Willaert, membres du Collectif21, ont présenté une analyse critique des rapports de force entre pouvoirs publics et associations subventionnées, pour ensuite proposer des “évolutions souhaitables” sur les plans politiques, réglementaires et administratifs1. Nous sommes revenus sur quelques questions avec Geoffroy Carly, baroudeur du monde associatif depuis quasi 30 ans et des instances de représentation sectorielle de la jeunesse, de la petite enfance, de l’éducation permanente et de l’insertion socioprofessionnelle.
A propos de la crise de confiance qui entrave les relations entre les pouvoirs subsidiants et les asbl, vous releviez à la tribune du Parlement francophone bruxellois en janvier dernier “qu’avant de parler de confiance, il faut essayer de se comprendre”. Vous vouliez dire que les politiques ne comprennent pas le monde associatif, et réciproquement?
Geoffroy Carly: La confiance est une conséquence et non une fin en soi – conséquence d’un dialogue où les parties se reconnaissent entre elles comme compétentes. Et c’est là où le bât blesse aujourd’hui.
L’époque est révolue où le champ associatif mobilisait à la fois du savoir-faire sur des enjeux sociaux et des réponses qu’il soumettait à l’administration et aux politiques qui, à leur tour, accueillaient ces propositions, les structuraient peut-être, et les régulaient un peu. Aujourd’hui, le politique (particulièrement aux niveaux régionaux) a transformé cette forme de relation: c’est lui qui sait ce qu’il faut faire, qui décide des indicateurs à identifier et des évaluations à mener pour déléguer ensuite la mise en œuvre à des associations.
Ce basculement s’est opéré parce que les modes de gouvernance politique ont changé. L’administration est devenue plus descendante et hiérarchisée qu’elle pouvait l’être précédemment, avec des formes de défiance envers les acteurs associatifs qui se reflètent dans le discours sur la subvention. Forcément, il existe des cas de mauvaise gestion administrative d’asbl, en particulier des asbl parapubliques – où, soit dit en passant, les pouvoirs politiques ne sont souvent pas très loin… Mais c’est un mauvais procès que de généraliser le soupçon de mauvaise gestion à l’ensemble des associations. Les contrôles sont légitimes, mais leur inflation devient un problème. Chaque fois qu’une fraude est mise à jour, l’administration se base sur des cas d’exception pour refonder de nouvelles règles alors qu’il suffirait d’appliquer celles qui existent.
Par ailleurs, les niveaux de contrôle se démultiplient. Par exemple, dans le champ de l’ISP, des asbl peuvent dépendre à la fois des subsides de Bruxelles-Formation, d’Actiris, de la COCOF, du Fonds social européen. Il arrive que différents agents du contrôle se concentrent sur des vérifications administratives (comme la composition du CA ou la comparaison chaque année des prix des contrats d’assurance) qu’ils pourraient faire en consultant Internet ou la Banque Carrefour. Quand il faut répondre trois fois à la même demande, ça devient chronophage. Et surtout, j’ai mieux à faire que de comparer les prix des assurances tous les ans ! Nous demandons de proportionner les contrôles.
La logique du monde de l’entreprise “ceux qui paient décident” s’est transposée à la sphère des pouvoirs publics. A partir du moment où “ceux qui subventionnent décident”, nous passons d’une forme de co-construction à une délégation du service public où les associations sont perçues comme de simples exécutants. Cette logique de suspicion nous met dans une situation de devoir recrédibiliser notre expertise en tant que professionnels des terrains. Cela dans un contexte où les administrations et les associations discutent beaucoup de rapports, de gestion administrative et financière, mais peu de contenus politiques.
D’où votre appel à (re)politiser les fonctionnaires, lesquels rencontrent les professionnels d’asbl, mais ne vont que rarement sur le terrain. D’après vous, comment faire pour (re)créer une “culture de terrain” chez les fonctionnaires?
Geoffroy Carly: Depuis certainement 20 ans, on a pu en effet observer une forme de dépolitisation des administrations pour empêcher les nominations politiques. Je n’ai pas d’opposition à rendre les agents de l’Etat non arrimés à des appareils politiques. Sauf que, ce faisant, on a dépolitisé bien plus puisque les questions de la politique, au sens noble du terme, ne sont plus abordées. La SAW, asbl impliquée dans l’économie sociale, parle à ce propos “d’Excellisation de l’administration”, en ce sens que les tableaux Excel pour contrôler la bonne gestion importent plus aux yeux des fonctionnaires que les débats sur les enjeux politiques, tels que le sens des actions, le projet de société, ou encore nos priorités.
Les nouvelles formes de régulation handicapent l’initiative associative et la capacité des asbl à proposer des réponses. Les appels à projets lancés par le pouvoir subsidiant illustrent cette façon de fonctionner à l’envers dès lors que le politique définit à lui seul les critères, les priorités et le budget. Mis en concurrence sur une logique de marché, nous ne co-construisons ni entre nous ni avec les administrations et le pouvoir public. Ils régulent, et nous essayons de tirer notre épingle du jeu.
Mais l’associatif ne fonctionne pas que sur des appels à projets…
Geoffroy Carly: Bien sûr, et d’ailleurs le décret relatif au soutien de l’éducation permanente dans le champ de la vie associative est remarquable car il protège la logique émancipatrice de nos actions, et évalue plus la qualité que la quantité. Malheureusement, ce décret reste un épiphénomène dans la configuration globale de la gestion du fait associatif. Par exemple, lorsque le cabinet de Bernard Clerfayt (ministre de l’Emploi et de la Formation professionnelle de la Région de Bruxelles-Capitale) souhaite sortir l’éducation permanente des références de l’insertion socioprofessionnelle (ISP), non seulement il nie l’approche émancipatrice que nous défendons à l’égard des publics, mais il gomme en plus les dimensions collectives de l’ISP pour mieux renvoyer l’individu à ses responsabilités. Qu’est-ce d’autre qu’une volonté de dépolitiser le champ de l’ISP pour le rendre opérationnel au sens le plus basique du terme, à savoir: faire se rencontrer, sans plus, l’offre et la demande en ISP?
Nous touchons là des questions de culture. Selon moi, la culture permet de réfléchir à comment nommer le monde. Comment l’administration nomme-t-elle le monde qui l’entoure, comment se nomme-t-elle elle-même, et comment part-elle à la rencontre des associations?
Il est temps de nous rencontrer sur autre chose que des questions financières ou des rapports quantitatifs. Régulièrement, j’invite les administrations à participer à la clôture des formations qualifiantes où les participants racontent leurs parcours. Jamais aucun fonctionnaire ne vient écouter les témoignages, exprimés souvent avec émotion. Ils ne perçoivent le travail associatif qu’au travers de nos rapports de conformité et nos dossiers de justification aux exigences administratives de la commande publique. Or, ces rapports ne disent pas la vie ! Ils ne disent pas comment va la société, ni où elle va.
Il faudrait créer des espaces de dialogue entre les administrations et les associations pour débattre d’une question fondamentale: comment avons-nous conscience ensemble des politiques publiques auxquelles nous participons?
Ces espaces n’existent pas, notamment à cause d’un détricotage systématique de l’administration. Les fonctionnaires qui partent à la retraite sont moins remplacés ; le recrutement aujourd’hui passe par des épreuves externes qui sélectionnent des techniciens très souvent déconnectés du terrain.
Je reçois ainsi parfois des demandes surréalistes de l’administration. Un exemple: il y a quelques années, il nous a été demandé de prouver que nous travaillions en partenariat. Nous devions d’abord dresser l’inventaire des partenaires. Puis préciser à quelle fréquence nous les contactions. Ensuite, il s’agissait de qualifier la nature des contacts : par téléphone, échange Internet, en présentiel, etc. Aucun professionnel ne compile ce type de données ! Je n’ai pas d’objections à communiquer des informations… mais en quoi ce tableau, une fois complété, révèlera-t-il le fondement de nos partenariats?
Quand je discute avec des associations plus fragiles (de petite taille, moins intégrées dans les réseaux), j’observe qu’elles obtempèrent à toutes les demandes de l’administration parce qu’elles craignent de perdre leurs subsides. Dans ce rapport de dépendance, que peuvent-elles s’autoriser à revendiquer vis-à-vis de l’administration, sachant que beaucoup d’asbl ont intégré ce rapport de force déséquilibré ? C’est pourquoi les fédérations sont importantes pour soutenir les asbl plus faibles.
L’autonomie des associations ne serait-elle qu’un mythe ? A la place, vous parliez de “coopération sereine”…
Geoffroy Carly: L’autonomie associative se situe dans le fait que les associations doivent conserver des capacités d’actions indépendantes des subventions publiques. En conséquence, le politique doit reconnaître aux associations une existence institutionnelle qui dépasse l’action pour laquelle elles sont mandatées. Autrement dit, pour être capable de développer une culture et des pratiques, une institution ne peut pas être centrée à 100 % sur de la production d’activités. Il lui faut des espaces réflexifs et de prise de recul, ce qui implique de dégager des moyens pour permettre à l’association de se poser des questions. Actuellement, du point de vue des autorités publiques, cette revendication n’est pas éligible; elles paient pour nos actions, elles ne nous paient pas pour exister en tant qu’institution vivante.
La coopération sereine, c’est de pouvoir réfléchir sur ce qu’on a fait, ce qu’on fait ensemble, ce qu’on fera demain. Ça commencerait par créer cet espace commun de débat.
Dans cette optique de débat, comment avez-vous évalué la teneur des échanges lors de la Commission plénière au Parlement francophone bruxellois?
Geoffroy Carly: C’est important que les échanges aient eu lieu dans cet espace symbolique. Mais fondamentalement, les opposants au fait associatif n’étaient pas présents. Notre travail doit se poursuivre en aval : il faut recontacter chaque groupe politique pour examiner comment ces questions sont présentes dans leurs programmes pour les prochaines élections, et dans quelle mesure elles seront prises en compte dans des accords de majorité. Le passage par le parlement vise à avoir sensibilisé les différents groupes politiques pour obtenir que les questions et propositions du Collectif21 se retrouvent dans les programmes des partis.
Nous travaillons sur deux niveaux. Au niveau central, le Collectif21 rappelle au politique que la sphère associative représente un élément constitutif d’une démocratie en bonne santé et, cela étant, le politique doit nous considérer à la fois comme des agents de terrain et des experts. Le deuxième niveau souligne le fait associatif comme une construction collective face à d’autres dimensions qui ont le vent en poupe sur la démocratie directe, telle que la citoyenneté par tirage au sort ou autre logique qui privilégie une parole individuelle. La revendication d’un financement pluriannuel à la place d’un subventionnement annuel fait aussi partie de notre cahier des charges.
Propos recueillis par Nathalie Caprioli
[1] Pour visionner la Commission plénière du 27 janvier 2023 :
www.collectif21.be/2023/01/31/rencontre-avec-les-parlementaires-francophones-bruxellois-autour-de-lactualite-du-fait-associatif-et-des-enjeux-pour-lavenir/