
#363 - septembre/octobre 2022
BRuMM, musiques migrantes et engagement
#363 - septembre/octobre 2022
La force des tout petits liens
Pour un musicien ou une musicienne exilée, qu’est-ce que s’engager ? Quelles sont les puissances transformatrices des moments musicaux partagés ? Quels sont aussi les rapports de pouvoir en jeu et qui s’inscrivent dans des histoires longues, coloniales et post coloniales ? L’article analyse et illustre ces questions à travers ce qui se joue dans les bidonvilles de Calais et à Grande-Synthe, où les pratiques musicales sont loin d’être anodines.
Qu’est-ce que s’engager, pour une ou un musicien ? Prendre la parole publiquement pour dénoncer une injustice, soutenir une cause, délivrer des messages dans le texte de ses chansons… S’engager est une manière de prendre part à l’espace public, de s’y exposer. Pour des musiciens et musiciennes, chanteurs et chanteuses, s’engager est lié au poids imaginé que les prises de parole, que les paysages sensibles tissés, peuvent avoir dans l’espace public. S’engager repose sur la croyance que l’on peut être écouté, et non seulement entendu. Ce poids est relatif, il est aussi fonction de l’organisation des espaces publics et de la façon dont leurs configurations peuvent renforcer ou, au contraire, délégitimer une parole1.
L’engagement ressort également de l’obligation à agir : prendre un engagement, c’est se tenir à agir de la façon dont nous l’avons promis, suivre une ligne, une direction, faire cohérence, renoncer aussi à d’autres chemins. L’engagement est un concept qui oblige à penser la temporalité : s’engager, c’est lier le présent de l’action à des actions futures. La question de l’engagement peut aussi être comprise non seulement sous l’angle de ce qui «tient» ou «oblige», mais aussi sous l’angle de la puissance transformatrice des liens d’engagement. Cela implique une attention à la façon dont s’engager consiste à accepter d’être plus ou moins tenu par des histoires, des récits, des promesses, des situations et des contextes, de sorte que nous agissions comme nous l’avions promis. Mais cela permet de distinguer « enrôlement » qui consiste à tenir son rôle dans un scénario, et « engagement » qui implique la relation et donc l’acceptation d’une transformation, du risque et de l’aléa. L’engagement comme relation peut également s’entendre comme « prendre part ». À quoi acceptons-nous de prendre part, à quelles histoires acceptons-nous de tisser les nôtres en musique ? Quelles sont les puissances transformatrices des moments musicaux partagés ?
Dans les camps de l’infamie
Depuis 2015, je travaille ces questions à Calais et Grande-Synthe principalement à la frontière des Hauts de France2, où les politiques de fermeture de la frontière aux personnes exilées créent des situations d’encampement particulièrement brutales et difficiles. Les politiques contemporaines de frontiérisation produisent des formes dont la matérialité est à la fois plus ou moins « locale » et « translocale » : le camp, le campement, le mur, les dispositifs de surveillance et de contrôle, les espaces de repos rendus nécessaires et maintenus au prix d’une énergie incroyable par les bénévoles, militants et militantes.
La situation aux frontières est caractéristique de la «brutalisation» que décrit l’historien Achille Mbembe3 : militarisation viriliste, politique de déliaison, voire de fracturation, comme l’analyse le philosophe Etienne Balibar4, entre la partie mobile de l’humanité et la partie « errante » constituée de personnes indésirables, hommes et femmes en trop, épuisement des corps et des énergies de résistance, doublée d’une forme de colonialité du pouvoir à la frontière. Dans ces conditions, les pratiques musicales sont loin d’être anodines. Elles ouvrent des espaces d’engagement et de transformation, des espaces où jouer, sentir, s’accorder.
Des mondes de la musique engagés
A partir de 2015 et la grande médiatisation de la situation des personnes exilées et du bidonville5 de Calais, des acteurs des mondes de la musique indépendante ont participé à un large front du refus des politiques de mise à l’écart et de traitement indigne des personnes exilées. Dans le bidonville de Calais et à Grande-Synthe, les projets musicaux se sont multipliés : enregistrements et collaborations avec des musiciens exilés6, concerts plus ou moins improvisés, ateliers de pratiques, projets de recherche-action en ethnomusicologie7.
Ces différentes actions ont toutes eu pour conséquences de transformer les campements du Nord de la France en ce que Mary Louise Pratt nomme une zone de contact. « L’espace dans lequel des personnes séparées géographiquement et culturellement entrent en contact, établissent des relations souvent marquées par la coercition, les inégalités et le conflit »8. Une zone dans laquelle cohabitent différentes voix qui s’organisent parfois en polyphonie, et sont susceptibles de se créoliser, mais sont aussi en tension. Une zone dans laquelle toutes les voix ne peuvent se faire entendre de la même façon et avec la même force, une zone de conflit potentiel et donc aussi un espace politique.
Sur les campements, les relations entre les musiciens et musiciennes ont été marquées par la situation post coloniale qui s’est traduite notamment par une distribution de places et de pouvoir entre musiciens et musiciennes exilées, invitées à participer aux actions, et musiciens et musiciennes européennes disposant des ressources nécessaires pour les mettre en œuvre. Le campement est un dispositif spatial et social qui produit une partition claire entre ceux et celles qui y vivent, tentent d’y échapper, et ceux et celles venues pour apporter une aide.
A la recherche de l’échange juste
S’engager par la musique depuis et dans ces « zones de contact » implique donc de devoir faire avec les dynamiques de pouvoir qui les organisent. Les moments d’engagement musicaux auxquels nous avons assisté ont chaque fois nécessité des points d’arrêt et d’ajustement, ils ont généré du trouble dans les routines, du travail de mise au point et d’attention. Il a fallu prendre la scène ensemble, organiser les places, organiser le dialogue ou la conversation, opérer des traductions, s’écouter, faire l’expérience d’une forme de cosmopolitisme en pratique. Un cosmopolitisme concret, qui ne consiste pas à faire dialoguer des « cultures » abstraites et étanches, ni même des répertoires musicaux bien identifiés. Ce n’est pas non plus un cosmopolitisme « hors sol » : la question de la place des migrants et migrantes, de leurs visibilités locales est, dans chacune des rencontres, l’une des composantes de la situation, tout comme les matérialités des scènes, leurs consistances locales. Il ne s’est pas agi pour les musiciens engagés d’organiser un relativisme culturel « tolérant »9, mais au contraire d’inventer à chaque fois l’échange juste. Cette question de la justesse des places, qui fait écho à la justesse de la musique produite sur scène n’est pas simple, elle oblige à la réflexion, à l’arrêt. Elle complique les situations, fatigue, mais la tension qui émerge de la suspension de la routine et de l’attention des musiciens et musiciennes peut densifier le présent du concert, intensifier l’expérience vécue, constituer la force de l’engagement.
Actions humanitaires et festivals
Un autre mode d’engagement a été celui des acteurs des mondes de la musique, principalement des mondes des festivals indépendants dans les actions humanitaires, ces engagements para musicaux s’appuient sur les savoir faire des mondes alternatifs de la musique dans la construction d’espace de vie éphémère. Cela a été le cas d’Utopia 56 présent à Calais et à Grande-Synthe et dont les fondateurs sont les gérants du camping du festival Les Vieilles Charrues en Bretagne. Cela a été également le cas de nombreux bénévoles et soutiens des associations anglaises comme Aid Box Convoy. Ces liens ont permis de mobiliser une éthique et les valeurs d’ouverture et de refus des discriminations revendiquées dans les mondes sociaux de la musique alternative.
A Calais et à Grande-Synthe a ainsi émergé une « scène locale »10, avec ses espaces, campements, bidonvilles, lieux d’accueil comme le Secours catholique à Calais, bars accueillants, lieux culturels, mais aussi les manifestations de protestation contre les politiques de frontiérisation et leurs conséquences. Ces espaces sont modelés par des dispositifs de communication : concerts captés et vécus en direct via les téléphones portables, plateforme de streaming permettant de partager les morceaux importants pour les uns et les autres ; par des temps : concerts improvisés, moments de vie musicalisés et partagés ; par des acteurs et actrices, artistes locaux, musiciens et musiciennes de passage qui parfois finissent par s’installer sur le littoral, amateurs de musique et publics.
Regarder la « scène locale » propre à cet espace frontière et le type de cosmopolitisme qu’elle produit à travers la notion de zone de contact, permet de porter attention aux relations de pouvoir qui s’inscrivent dans des histoires longues, coloniales et post-coloniales, mais aussi aux interactions entre les acteurs et actrices de la scène et à leur imprévisibilité.
S’exposer comme musiciens, musiciennes
Ces scènes locales sont des espaces de performance et d’empowerment pour des musiciens, moins fréquemment pour des musiciennes et musiciens exilés11. A Grande- Synthe, l’un d’entre eux, Beshwar Hassan, a été une figure particulièrement importante de l’histoire de la Linière. Beshwar Hassan est un leader charismatique, ainé d’une fratrie capable de jouer et de chanter, fils d’une poétesse et ancienne peshmerga influente sur le camp, joueur de saz (luth à manche long) et de duduk (type de hautbois).
La musique lui a d’abord offert des ressources personnelles pour faire face à la violence de la frontière fermée et de l’exil. Sa pratique de musicien lui a permis de préserver des espaces de créativité et « d’agentivité ». Sa pratique lui a aussi permis de partager ces ressources avec les autres personnes exilées du camp pour qui il jouait régulièrement, accompagnant les épreuves émotionnelles de l’exil. Une forme d’engagement très précieuse sur le camp.
Au fur et à mesure de sa présence dans « la zone de contact », il a également construit son personnage public de musicien, et cela lui a permis de prendre la scène, de pouvoir témoigner de la condition des personnes exilées à la frontière lorsqu’il était invité à se produire hors du camp12. Ces performances étaient aussi l’occasion de donner à voir son corps musicien, et ainsi déplacer un peu les représentations hégémoniques des «corps migrants» comme des corps à la fois misérables et dangereux. En s’engageant, Beshwar Hassan fait le choix de s’exposer comme musicien plutôt que d’être «exposé à disparaître» pour reprendre le beau titre du livre de Georges Didi Huberman, qui montre la relation entre une «sur exposition» des « peuples » par ailleurs considérés comme figurants de l’histoire13.
Une trace de ces moments forts de l’exil Les moments ainsi produits, captés par les téléphones portables, partagés via les réseaux sociaux avec des membres de la famille, des amis, deviennent les éléments d’un imaginaire de l’exil partagé, fait de solidarité, de moments de convivialité qui permettent de faire face aux épreuves. Les dispositifs d’autopublication comme Facebook permettent d’échapper, en partie, aux injonctions formelles qui pèsent sur le récit d’exil. Les photographies et vidéos de moments de performances musicales sur le camp, qu’elles se déroulent dans l’intimité relative des abris, autour d’un feu, ou lors de mini concerts improvisés, témoignent qu’il a été possible de vivre et d’habiter dans la précarité des campements. La mémoire partagée est celle de la capacité des personnes exilées à transformer la précarité et la violence de la situation en créant des espaces-temps musicaux interstitiels, pendant lesquels le fait d’être ensemble peut prendre le pas sur la violence. Par ailleurs, certains post lient ensemble la célébration de la capacité des exilés à supporter les conditions de la vie sur le camp au « pouvoir » de la musique elle-même à transformer l’espace et l’appréhension du temps, à forger des liens forts dans l’émotion et le moment partagé au même rythme. Enfin, les post qui s’appuient sur les moments partagés entre personnes exilées, bénévoles et aidants sur le camp sont également l’occasion de célébrer un potentiel particulier de la musique à rendre possible des cosmopolitismes sensibles14 et donc son potentiel d’engagement. Ces activités communicationnelles liées à la production d’une mémoire des épreuves subies par les personnes exilées, mais aussi des moments de joie, de résistance et d’émotion partagées, inscrites dans les lieux habités du transit, permettent de tisser des « relations épaisses »15, qui engagent moralement les personnes dans une communauté éthique qui implique des responsabilités à l’égard des autres membres.
Beshwar Hassan a continué à s’engager en musique pour la cause des exilés après son passage au Royaume-Uni, soutenu par des militants et militantes, et les réseaux d’artistes eux-mêmes engagés qu’il avait croisé dans le camp et dont il avait cultivé l’amitié.
L’analyse des situations musicales permet de discuter de l’ordre sensible du monde – son esthétique – et des résistances à son arraisonnement. Cet ordre sensible organise nos présences publiques, distribue de la reconnaissance et règle des engagements possibles dans la production de « mondes communs » plus ou moins forts, plus ou moins ouverts ou exclusifs, des mondes d’engagement.
Mettre l’accent et qualifier les ajustements opérés en musique par une multitude d’actrices et d’acteurs dans un monde marqué par ce qu’Achille Mbembe16 nomme la déliaison – c’est-à-dire la course à la séparation et à ne tenir pour rien tout ce qui n’est pas soi-même – permet de faire porter la critique sur la multiplication des dispositifs qui les découragent. Bien sûr, le pouvoir est distribué de manière inégale, mais justement, le travail d’écriture et de recherche peut être aussi un espace de capacitation en partageant la force de ces « tout petits liens »17.
[1] Voir Nancy Fraser, « Repenser l’espace public : une contribution à la critique de la démocratie réellement existante », in Emmanuel Renault éd., Où en est la théorie critique ?, La Découverte, 2003, pp. 103-134. Marion Dalibert, « Les masculinités ethnoracialisées des rappeur·se·s dans la presse », Mouvements, vol. 96, n° 4, 2018, pp. 22-28.
[2] Emilie Da Lage, La musique, le temps, le camp. Faire du terrain en fermant les yeux. Habilitation à Diriger des Recherches Sciences de l’information et de la communication, Sorbonne Université, 2021.
[3] A. Mbembe, Brutalisme, Paris, La Découverte, 2020.
[4] E. Balibar, Cosmopolitique, des frontières à l’espèce humaine, Paris, La Découverte, 2022.
[5] Le terme bidonville est préférable à celui de jungle, terme chargé d’une histoire des représentations coloniales qui s’est imposé dans l’espace public. Voir Galitzine-Loumpet, Alexandra, « Le “Livre de la jungle de Calais” : imaginaires et “désubjectivations”, Subjectivités face à l’exil », Journal des Anthropologues, Hors série, 2021, pp. 99-127.
[7] Voir le travail réalisé par la SOAS et Ed Emery. Pour une analyse du travail voir Radical Ethnomusicolody: Emery, Ed. (2017). Towards a politics of “No Borders” and “insurgent musical citizenship” – Calais, Dunkerque and Kurdistan. Ethnomusicology Ireland, vol. 5.
[8] Mary Louise Pratt, Imperial Eyes: Travel Writing and Transculturation, Routledge, 1992.
[9] Voir Isabelle Stengers, Pour en finir avec la tolérance. Cosmopolitiques, tome 7, La Découverte, 1997.
[10] Voir Will Straw, “Systems of articulation, logics of change : communities and scenes in popular music”, Cultural Studies, 5(3), 361-375, 1991. Will Straw définit une scène comme « un espace culturel dans lequel une série de pratiques musicales co-existent, interagissent entre elles, dans une variété de processus de différenciation, et selon des trajectoires hautement variées et des phénomènes de fertilisation croisée ».
[11] Emilie Da Lage, « En quête d’asiles. Une enquête sur les pratiques musicales des exilé·e·s sur le camp de la Linière, Grande-Synthe, France », in Damon-Guillot, 2019, A. Bachir-Loopuyt, T., Une pluralité audible, PUFR, Tours, pp. 53-78.
[12] Il a pu partager la scène avec Ibrahim Maalouf et Yael Naïm et jouer à différentes occasions à Grande-Synthe et à Lille.
[13] Georges Didi Huberman, L’œil de l’histoire. Tome 4 : Peuples exposés, peuples figurants, éd. Minuit, 2012.
[14] Le fait de prêter ce pouvoir à la musique ou de définir la musique comme « un langage universel » est une caractéristique des discours commun sur la musique, relayés par des musicien·nes, des amateur·rices et cela indépendamment des travaux scientifiques, menés en anthropologie de la musique et de la communication qui prennent le contre-pied de ces affirmations.
[15] A. Margalit, Ethics of Memory, Harvard University Press, 2002.
[16] Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, La Découverte, 2016.
[17] F. Laplantine, De tout petits liens, Mille et Une Nuits, 2003.