#371 - mars/avril 2024

L’inclusion numérique

Nouvelle grande cause nationale

Parallèlement à la numérisation accrue de tous les services essentiels à la faveur de la crise sanitaire du Covid-19, la préoccupation pour la “fracture numérique” a connu une publicisation inédite dans les sphères politiques et médiatiques au point d’être devenue un nouveau problème public. De prime à bord, on peut se réjouir de l’attention portée à ce problème social dans le contexte actuel de numérisation accélérée de tous les pans de la société. À y regarder de plus près, ce double discours apparaît toutefois paradoxal. D’un côté, on prône les mérites de la numérisation des services en tout genre et de son efficacité inédite. De l’autre,on rappelle l’effort à fournir pour prendre en charge les situations de détresse qui résultent de ce mouvement inexorable. Tout se passe comme si cette intention de lutter en faveur de l’inclusion numérique représentait le supplément d’âme associé à une politique se pliant à l’hégémonie des géants du numérique qui s’attellent patiemment à construire une société sans contact physique. À quels modèles sous-jacents de traitement de cette nouvelle question sociale les politiques actuelles en faveur de l’inclusion numérique font-elles référence? C’est l’objectif de l’article que d’éclairer les orientations idéologiques de cette grammaire inclusive dans les politiques de transition numérique actuelle.

 

Depuis 2020, la lutte en faveur de l’inclusion numérique est portée au rang de grande cause nationale au sein de nombreux pays européens. Dès lors que le problème est désormais reconnu comme public, il s’agit, pour reprendre les mots de Éric Neveu1, “d’esquisser des revendications qui donnent la solution tenue pour optimale”.

 

La Belgique n’échappe pas à la règle; cette lutte apparaît largement consensuelle aux différents échelons de pouvoir. L’ambition générale partagée est bien de déployer des initiatives politiques pour que les “victimes de la fracture numérique ne soient pas laissées sur le bord du chemin de la transition numérique”.

 

Grâce au Plan de Relance européen, les autorités fédérales ont consacré un budget conséquent (30 millions d’euros) au projet e-inclusion for Belgium2. De son côté, le secrétaire d’État à la Digitalisation a récemment lancé son plan Connectoo visant à supprimer la fracture digitale d’ici 2030 en formant des fonctionnaires à devenir aidants numériques auprès des citoyens3. En 2021, la Région de Bruxelles-Capitale a, quant à elle, adopté un Plan d’action pour l’appropriation numérique (2021-2024). À travers celui-ci, la Région reconnaît l’urgence de prendre des mesures concrètes pour améliorer les compétences numériques des Bruxellois (…) et entend donner une place centrale aux acteurs de terrain4. Ce plan est, de fait, coordonné par la Cellule Inclusion Numérique du Centre d’Informatique pour la Région Bruxelloise (CIRB) en concertation avec le Collectif des Acteurs Bruxellois de l’Accessibilité Numérique (CABAN) dans le cadre d’un comité de pilotage. Notons que ce dernier réunit également des acteurs publics (Bruxelles Formation, Actiris, perspective.brussels, Women in Tech, Bruxelles Social, le SPFB), ainsi que des acteurs privés (BNP Paribas Fortis) et autres startup sociales tels que WeTechCare Belgium.

 

Derrière un consensus sur la nécessité de déployer des initiatives en faveur de l’inclusion numérique se dévoilent toutefois des logiques différentes. Au travers de la lecture des grands axes des politiques d’inclusion numérique, il est possible de distinguer des modalités divergentes de réponse à l’e-exclusion. En plus de s’arrimer aux référentiels idéologiques des politiques de l’État social actif, ces logiques prennent aussi appui sur des manières spécifiques d’envisager la place et le rôle des technologies numériques dans la société. En schématisant quelque peu, on peut distinguer deux grandes logiques d’action à l’œuvre.

 

Un modèle intégratif dominant

 

La première logique, dominante, procède d’une vision empreinte d’un déterminisme technologique selon laquelle la numérisation de la société est une évolution inévitable, parfois dotée d’une autonomie ou d’une volonté propre, mais en tout cas souhaitable pour le bien commun.

 

Or, ce raisonnement, qui entretient une confusion entre progrès technique et social, repose en réalité sur un imaginaire idéologique techniciste, fermement ancré dans la société, quant aux potentialités salvatrices des technologies. Comme le rappelle Marie Duru-Bellat5, l’idéologie est un discours de “naturalisation”, c’est-à-dire une façon de définir la réalité sociale comme une évidence en indiquant à chacun quelle est sa place. La fonction des idéologies dans une société est ainsi bien connue en sociologie: elle consiste à légitimer son mode de fonctionnement et à justifier notamment les inégalités.

 

La rhétorique placée sur les seuls bénéfices de la numérisation des services a pour conséquence d’éloigner la possibilité d’interroger le sens de ces transformations ainsi que la direction qui leur est donnée. Face à un changement présenté comme inéluctable et porteur de progrès, la seule option envisageable est de s’y adapter. C’est l’un des effets insidieux de ce que Luc Boltanski6 appelle la domination complexe, propre aux sociétés capitalistes démocratiques contemporaines. La logique qui s’impose est celle de l’intégration, voire l’insertion à une norme sociale dominante, puisque dans le modèle intégratif, l’attention est portée sur la réduction des écarts à une norme que l’on ne remet pas en question.

 

Dans la plupart des réponses politiques données, les problématiques liées aux fractures numériques sont abordées sous l’angle de retards de déficits individuels d’accès, compétences, d’attitudes, de motivation à combler. Les fragilités résultent sous cet angle davantage de la responsabilité des personnes que de situations de vulnérabilités produites par des choix de société.

 

Cette orientation est manifeste dans le débat portant sur la montée en compétences numériques des citoyens et de leurs aidants numériques — les digital budies. Les solutions d’accompagnement ou de médiation suggérées déchargent sur les individus et leur entourage la responsabilité de se former et de développer des usages pour assurer leur “bonne” insertion dans la société. Cette vision individualise les inégalités et s’intéresse peu à leurs causes sociales. Elle s’inscrit dans un cadre idéologique spécifique qui défend une posture centrée sur l’individu comme sujet autonome, responsable, capable d’activer les opportunités offertes par les technologies. On reconnaîtra par ailleurs dans cette logique celle des politiques sociales d’activation se déployant dans le cadre de l’État social actif, bien documentées dans la littérature scientifique7.

 

Un modèle inclusif moins visible

 

Une seconde logique, moins visible dans les politiques en la matière, mais bien présente, est celle d’une logique inclusive. À l’inverse d’une vision basée sur la réduction des “écarts à la norme”, celle-ci est issue du modèle social du handicap mettant l’accent sur les déterminants contextuels des situations “hors normes”. Elle prône dès lors l’adaptation de l’environnement, notamment numérique, aux singularités des individus et non pas l’inverse. Ce changement de paradigme présuppose de s’éloigner d’une conception de la technologie comme un allant soi, neutre, ne soulevant que des questions d’ordre technique pour reconnaître leurs dimensions sociales et politiques, c’est-à-dire le fait qu’elles soient “un terrain de lutte entre différents acteurs entretenant des relations différentes à la technique et à son sens”8. Ce renversement de perspective s’éloigne en quelque sorte de la rhétorique de la neutralité technologique dans le sens où elle reconnaît, sinon la nature socialement située des technologies numériques, du moins les biais dont elles sont porteuses.

 

En suggérant des actions sur l’environnement “inadapté” et non plus sur le seul individu porteur de déficiences, cette logique permet de soulever la question de la responsabilité collective des décideurs politiques en général, et des fournisseurs de services numériques en particulier, dans le développement d’une offre adaptée à une pluralité d’individus plutôt qu’à un usager standard “autonome, mobile, connecté”. Cette vision est par exemple manifeste dans les nouvelles exigences de mise en conformité des sites des organismes du service public belges avec les standards d’accessibilité numérique commandés au niveau européen.


Au-delà de la question des normes et standards d’accessibilité numérique, une telle logique invite aussi à la généralisation du principe d’inclusion by design par le biais de la mise en œuvre de méthodologies de participation des usagers, en particulier les plus éloignés du numérique, au processus de conception des services en ligne. Au sein de projets variés de numérisation de service, notamment d’intérêt général, des initiatives en ce sens se sont multipliées ces dernières années. Néanmoins, derrière l’unanimité des discours sur la nécessité de placer les usagers au cœur de la conception, des enquêtes de terrain9 pointent la portée limitée de telles démarches sur le plan démocratique. Elles révèlent combien le cadrage strict des procédures de participation restreint la marge de manœuvre des usagers. De ces derniers, il n’est pas attendu qu’ils se prononcent sur le caractère fondé ou non du futur service en regard de leurs intérêts et expériences, mais plutôt qu’ils rapportent d’éventuels soucis techniques en vue d’améliorer l’efficacité des modes opératoires de prototypes, prêts à être mis sur le marché. Cette forme de participation contribue dès lors surtout à ajuster à la marge une offre standard à leurs besoins spécifiques ; elle limite leur capacité à peser sur les orientations technologiques en favorisant, avant tout, l’acceptabilité sociale de nouveautés déjà ficelées. Ces constats rejoignent les conclusions de travaux en sociologie de l’action publique qui montrent qu’un enjeu majeur des offres institutionnalisées de participation des citoyens/usagers est la canalisation des mécontentements face à un changement impopulaire dans des espaces plus domestiqués d’expression dans une logique d’instrumentation participative de l’action publique10.

 

Afin de dépasser les écueils de ces dispositifs participatifs et plus largement les orientations politico-idéologiques des politiques d’inclusion numérique, il importe d’y impulser une dynamique pluraliste qui place la liberté de choix au cœur de la réflexion. Ceci suppose d’entrevoir la possibilité de maintenir l’existence d’alternatives au tout numérique en assurant tout à la fois, à chaque individu, la possibilité d’accéder aux divers services sociétaux selon des modalités variées (interaction en face à face, par voie postale, par voie téléphonique) et surtout la possibilité d’opter pour celle qui lui convient le mieux sans sanctions à la clé.

 

Cette orientation invite également à considérer la numérisation de tous les pans de la vie sociale non plus comme le seul horizon normatif indépassable imposé à tous, mais plutôt comme un cadre normatif en construction dont les contours et les finalités méritent d’être collectivement discutés. Ce sont d’ailleurs les leitmotivs de la récente mobilisation inédite de la société civile organisée à Bruxelles contre le projet d’ordonnance “Bruxelles numérique”. Celle-ci s’articule autour de trois revendications: contre le digital par défaut, pour l’humain d’abord, avec des guichets physiques et des services téléphoniques accessibles et de qualité, et pour un large débat public sur la place du numérique dans la société11.

[1] Neveu É. (2017). “L’analyse des problèmes publics. Un champ d’étude interdisciplinaire au cœur des enjeux sociaux présents”, Idées économiques et sociales, vol. 190, n° 4, pp. 6-19.
[2] www.mi-is.be/fr/e-inclusion.
[3] https://bosa.belgium.be/fr/connectoo.
[4] Plan d’Action pour l’Appropriation Numérique (2021-2024). Accessible sur https://smartcity.brussels/inclusion-numerique-5-le-plan-d-appropriation-du-numerique-2021-2024.
[5] Duru-Bellat M. (2011). “La face subjective des inégalités. Une convergence entre psychologie sociale et sociologie?”, Sociologie, vol. 2, n° 2, pp. 185-200.
[6] Boltanski L. (2008). “Institutions et critique sociale. Une approche pragmatique de la domination”, Tracés. Revue de Sciences humaines, #08. https://doi.org/10.4000/traces.2333.
[7] Vielle P., Pochet P., Cassiers, I. (2005). L’Etat social actif, vers un changement de paradigme ?, PIE Peter Lang, Bruxelles.
[8] Feenberg A. (2004). (Re)penser la technique: vers une technologie démocratique, Paris, La Découverte.
[9] Voir notamment Brotcorne P. (2023). “Numérisation des services d’intérêt général et représentation des usagers minorisés: une participation sans pouvoir ?” Socio-anthropologie. Numérique au travail un moment politique ? n° 23, 2023. https://journals.openedition.org/socio-anthropologie/.
[10] Gourgues G., Rui S., Topçu S. (2013), “Gouvernementalité et participation. Lectures critiques”, Participations, 6, pp. 5-33.
[11] Flincker D. (2024). “De quoi la campagne contre l’ordonnance Bruxelles numérique est-elle le révélateur ?” Analyse disponible sur le site de Lire et Ecrire. https://lire-et-ecrire.be/De-quoi-la-campagne-contre-l-ordonnance-Bruxelles-numerique-est-elle-le#nh35.