#365 - janvier/fevrier 2023

Focus

Femmes voilées, femmes parées

“Femmes marocaines. Entre éthique et esthétique” est une exposition conçue à partir de la collection de Paul Dahan, “[sa] seule manière de rester en contact avec [son] pays d’origine”. C’est en y découvrant des mains de Fatma gravées en hébreu et en arabe, ou des photos de tatouages, que vous mesurerez à quel point femmes juives et musulmanes se copiaient l’une l’autre pour affirmer leur féminité et leur pouvoir. A travers son regard d’homme, de collectionneur et de psychanalyste, Paul Dahan nous immerge dans des coutumes et usages codifiés des cultures juive et musulmane du Maroc, questionnant les identités et le vivre ensemble. A quelles injonctions obéit une femme parée ou voilée? Que racontent les broderies, bijoux, maquillages? Que disent-ils de la société et des rapports entre hommes et femmes?

 

Maroc, Israël, Belgique sont trois étapes majeures dans votre vie. Pourriez-vous nous en dire plus?

 

Paul Dahan : Je suis né à Fez en 1947 – époque de l’après-guerre légère et métissée. Marocains, Espagnols, Italiens, Français: tout ce monde se côtoyait, toutes les religions se partageaient. La différence était vécue comme un apport et non un frein. J’ai grandi dans cette ambiance d’échange. J’étais curieux de la diversité au point de ne pouvoir m’en passer. 

 

J’ai quitté le Maroc dans les années 1960 pour m’installer en Israël, dans un kibboutz. J’y ai connu la vie de travail dans les champs où il n’y avait pas de pression sur le “qui es-tu ?” et “que vas-tu devenir?”. J’en ai retenu une belle expérience de vivre sans la contrainte de posséder un titre. Après mon service militaire, j’ai voulu entreprendre des études d’archéologie, plus précisément d’égyptologie. La recherche de l’origine des origines est chez moi une obsession : je veux comprendre l’actualité par le passé. Ainsi, à travers l’égyptologie, je cherchais à comprendre le judaïsme.

 

On m’avait parlé d’éminents professeurs à l’Université libre de Bruxelles. C’est comme ça que j’ai atterri ici en 1972. Je devais avoir 25 ans. Mais un peu perdu dans la Belgique, confronté à des problèmes d’identité, j’ai décidé de faire la psychologie à Louvain-la-Neuve et je me suis engouffré dans la psychanalyse qui travaille principalement sur la mémoire, le passé et les origines. De là, je suis parti à la recherche des origines de ma propre famille dont on ne m’avait pas transmis grand chose. Toutes les familles ont leurs secrets. Même si on ne dit pas, le non-dit surgit tôt ou tard. Ainsi, ma famille ne voulait pas dire mes origines berbères parce qu’elles rappelaient beaucoup de souffrances. Mais ce pan de l’histoire familiale est réapparu, comme par hasard, quand, avec la femme que j’allais épouser, j’ai voulu visiter le sud-est berbère de mes origines. C’est là où tout s’est déclenché. 

 

C’est là aussi où vous démarrez une collection qui touche au patrimoine culturel des juifs du Maroc. Bien que la cohérence entre votre quête des origines et votre entreprise de collectionneur soit évidente, quelle était précisément votre intention?

 

Paul Dahan: Je n’étais pas collectionneur dans l’âme. Mon intérêt était porté par la recherche du sens de ma vie. Et pour ce faire, j’ai toujours pensé que le doute était le moteur du sens – et non la découverte du sens. En effet, le doute nous maintient dans une sorte d’état d’enfant où l’émerveillement domine plutôt que la satisfaction de l’acquis.

 

J’aime expérimenter le doute: il me permet d’accepter les différences (entre masculin et féminin, entre juif, musulman, chrétien, laïque, etc.), différences qui nous enrichissent. Le doute permet aussi d’apprendre à regarder l’autre sans le cataloguer. Ces délires qu’ont des gens de croire que, parce nous appartenons à telle communauté, nous sommes les meilleurs, sont liés à une fragilité identitaire qui peut mener à de la violence, voire à des guerres. De mon expérience en Israël, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas supporter les identités rigides et strictes. En ce sens, Bruxelles me convient mieux.

 

Dans cette exposition où vous nous invitez à douter, vous ne semblez pas répondre aux questions en lien avec les “fragilités identitaires” que vous évoquez…

 

Paul Dahan: Je ne veux surtout pas apporter de réponse! Je veux que les gens regardent. Chacun y verra ce qu’il veut bien. C’est sa mémoire qui va lui parler. J’invite les visiteurs à comprendre ce que je dis au travers de leurs propres exemples. Je veux tout simplement que chacun trace son chemin. Ma famille m’a appris que, dans le judaïsme, il s’agit de douter. Le questionnement signifie d’arrêter d’être convaincu. Conviction et extrémisme sont liés: c’est lorsqu’on est convaincu qu’on peut se radicaliser.

 

J’utilise aussi ma collection pour montrer l’histoire commune entre juifs et musulmans. Prenons l’exemple des amulettes comme la main de Fatma. Toute histoire est une histoire du désir, du moi par rapport au regard de l’autre ou comment l’autre me regarde avec son désir de me posséder. Quand le regard d’un homme pour posséder une femme devient dangereux, la femme doit se protéger. En plaçant la main de Fatma devant ses yeux, la femme cherche à éviter de s’aliéner avec le regard. La main et l’œil vont ensemble. La main protège le regard contre ce qu’on appelle le mauvais œil. On utilise ainsi les amulettes comme protections des populations fragiles, c’est-à-dire la femme et l’enfant, contre le désir de l’autre de les posséder, d’en faire sa chose. Ce sont les femmes qui ont créé ces amulettes pour se protéger. Le sens est le même aussi bien chez les juives que chez les musulmanes.

 

A côté du monde des amulettes et des talismans, la femme découvre son visage, se rend attractive, prend le pouvoir. La beauté peut être un vecteur pour établir un état d’équilibre face au pouvoir. Par exemple, par leurs dessins symboliques, les tatouages permettent à la femme juive ou musulmane d’afficher son statut dans la famille et la société. 

 

Je suis dans le particulier puisque la collection concerne le Maroc. Mais en même temps, je fais des allers-retours entre l’universel et le particulier. Prenez n’importe quelle population de femmes dans n’importe quelle région du monde, vous retrouverez la même constante, à savoir : “J’existe par rapport à l’extériorité”. Ce n’est pas le voile qui nous intéresse en tant que tel, mais tout ce qu’il existe derrière, invisible. De même, ce n’est pas en portant des mini jupes que la femme occidentale s’est libérée, parce que la vraie libération ne réside pas dans le corps ou à travers la liberté sexuelle, mais dans l’invisible.

 

Si la libération des femmes ne se réduit pas au corps, elle passe quand même par le corps!

 

Paul Dahan: Oui, la libération des femmes passe par le corps… Mais ce corps, dont la femme est dépendante, est aussi objet de souffrances. Et c’est précisément ce que l’exposition donne à voir. Qu’est-ce qui fait qu’une femme voilée va se trouver belle et qu’un homme va la trouver belle, alors qu’un autre éprouvera de la répulsion? Qu’est-ce qui fait qu’une femme en minijupe aura une répulsion envers le même homme qui apprécie la femme voilée? Expressions de la fragilité sociale, ces codes ne sont jamais définitifs. Et à chaque instant, ils sont en perte d’équilibre.

 

Vous présentez l’exposition comme “une éthique collective tributaire d’une esthétique singulière” à travers les costumes et les bijoux, dans un Maroc qui n’existe plus, puisqu’entre 1960 et aujourd’hui, la communauté juive est passée de 225.000 personnes (soit 3 % de la population) à 2.000. Qu’est-ce que vous entendez par éthique collective? Et quels sens donnez-vous à présenter cette exposition ici à Bruxelles?

 

Paul Dahan: L’éthique collective englobe tout système qui a besoin de règles, principalement à travers le langage, pour ne pas sombrer dans un chaos qui mène à la violence. Dans l’histoire de l’humanité, ce sont avant tout les hommes qui ont géré et contrôlé le comportement des femmes, entre autres par la religion. Au lieu d’apprendre à l’homme à maîtriser ses pulsions, on a demandé à la femme de cacher. Aujourd’hui, en moins d’un siècle, beaucoup de ces codes ont volé en éclats, en tout cas en Occident. Nous le montrons dans l’exposition: au départ, les femmes étaient très voilées, emballées, masquées, avant de se dévoiler au fil du temps. L’évolution a été de comprendre que la famille peut continuer à exister tout en étant moins rigide.

 

Bruxelles est multiculturel. Lorsqu’on quitte son pays, tous les codes de vie qui fonctionnaient plus ou moins chez nous s’écroulent dans le pays d’accueil. Comment continuer à être reconnu quand on n’a pas les codes? Comment être dans l’échange? Si nous y arrivons sans peine avec la musique, les mots nous entrainent souvent dans des interprétations… J’utilise ma collection et mon expérience de la psychanalyse pour signifier le doute et le questionnement au travers des objets. Je suis tout ce que j’ai vécu. Je propose ainsi une réflexion accompagnée d’un cahier pédagogique (lire l’encadré) qui permet de toucher toute personne qui ne connaît pas son histoire, ou n’a pas les moyens de la connaître, ou encore est en perte d’identité. 

 

Propos recueillis par Nathalie Caprioli

Pour préparer ou prolonger la visite


Basé sur l’exposition au Musée Juif de Belgique, le Cahier pédagogique “Le corps des femmes : (re)présentations du féminin” se penche sur l’évolution de la condition des femmes, en débordant toutefois du cas spécifique marocain. Il met ainsi en avant les rapports entre sexes et genres, thème aujourd’hui à l’avant-plan de débats.


Après un détour par le monde animal avec le dimorphisme sexuel, François Braem, anthropologue et auteur du Cahier, aborde des angles aussi variés que contrastés tels que le vêtu et le nu: regards sur soi, regards de l’autre; le passage à l’âge adulte; les tenues vestimentaires comme affaire de culture, de classe sociale, de religion et de genre; voiler ou dévoiler le corps de la femme au temps des colonies; les droits reproductifs; les déterminismes biologiques et les identités de genre ; le corps des femmes dans l’espace public ; la neutralité de la fonction publique et le port de signes convictionnels ; pour clore sur le vêtement dans l’espace scolaire.
Ce Cahier pédagogique de 51 pages est destiné à des groupes scolaires du secondaire ou associatifs, comme les maisons et centres de jeunes, associations de jeunesse, centres culturels, associations d’éducation permanente, projets interculturels ou interconvictionnnels, projets de transmission de la mémoire, activités pour femmes issues de l’immigration, bureaux d’accueil pour primo-arrivants, activités liées à la cohésion sociale, ou bien encore à la promotion de la citoyenneté.


Chacun de ses chapitres se clôture par des “Questions à se poser” dont on se saisira comme pistes à creuser pour des recherches, interrogations individuelles ou débats de groupe.


Le Cahier est accessible en ligne : https://www.mjb-jmb.org/femmes/