#364 - novembre/decembre 2022
#364 - novembre/decembre 2022
Féminin pluriel
Focus Algérien·nes de Belgique
A défaut d’études sociologiques et historiques exhaustives sur l’immigration algérienne en Belgique, nous avons recueilli le témoignage de trois femmes appartenant à cette communauté. Elles nous éclairent sur des moments clefs de leur récit migratoire à cheval sur trois générations.
Ghezala Cherifi l’universaliste [55 ans]
J’avais environ 8 mois quand nous sommes arrivés à Bruxelles en 1968, dans le cadre d’un regroupement familial. Mon père s’était déjà installé en France, puis en Belgique, fin des années 1940. La colonisation française avait exproprié des Algériens ; mon père avait fui la pauvreté et la domination coloniale. Arrivé en France, il s’était engagé dans les mouvements de résistance. Il était chef de Section et passait des militants algériens recherchés par la police. Lui-même avait dû fuir en Belgique et c’est à Charleroi qu’il a été reçu par la section FLN. Il a continué à travailler dans les mines du Borinage tout en restant activiste jusqu’à l’indépendance.
De ce que ma mère me raconte, c’est du déracinement dont elle a le plus souffert ; le racisme, elle en a été victime bien plus tard, en fin de carrière. Elle s’est retrouvée seule, sans rien qui la raccrochait à son pays ou à sa culture. Il n’y avait pas encore de boucheries halal, de magasins maghrébins, de mosquées. Il y avait juste la radio, avec l’émission de la RTB Ileikoum animée par la journaliste belgo-marocaine Khiti Benhachem.
Mes parents ont toujours été soucieux de nous transmettre leurs racines. On allait en Algérie quasi tous les deux ans, et on recevait de la famille ici. Pour garder le lien, comme mes parents ne savaient pas écrire, ma mère nous enregistrait : on chantait, on racontait, puis elle envoyait les K7 en Algérie, ça remplaçait les lettres. Ma mère guettait patiemment le facteur puis nous réunissait le cœur plus léger pour écouter les messages audios de la famille du bled.
Dès 1962, après l’indépendance, le FLN a apporté une dynamique au sein de l’immigration à travers l’Amicale des Algériens en Europe. Cet instrument du parti unique soutenait des activités culturelles, permanences sociales, enseignement de l’arabe – une façon aussi de s’assurer que les enfants de l’immigration maintiennent des attaches avec le pays d’origine. En tant que moudjahid (militant), mon père en a été un des responsables pour la Belgique. Ils organisaient des fêtes, repas, concerts, expos, défilés de mode dans des salles prestigieuses comme le Palais des Beaux-Arts fin des années 1970, avec 200 à 300 participants. J’ai grandi dans cette ambiance. Avec l’apparition du multipartisme en 1988, l’Amicale a été dissoute et rien ne l’a remplacée. Adieu les colonies de vacances où la mixité était naturellement organisée ! Aujourd’hui la diaspora est dispersée, quelques associations ont émergées et c’est à nous maintenant de créer des occasions de rencontres.
Etudiante en sciences politique à l’ULB, j’ai réalisé que « je n’existais pas » en tant que communauté dans les études sociologiques ou historiques en Belgique. Je n’étais qu’une date, celle de la convention bilatérale pour l’envoi de travailleurs immigrés signée en 1970 – et pourtant, notre présence en Belgique est déjà septuagénaire.
Je fais partie des premières Algériennes, avec mes amies et amis marocains, qui ont contribué à faire avancer les revendications pour le droit de vote des étrangers, la naturalisation, la présence sur les listes électorales de personnes d’origine étrangère et donc le droit à la citoyenneté. Par le fait d’appartenir à la minorité dans la minorité, c’est-à-dire d’être l’Algérienne parmi les Marocains, j’ai toujours voulu maghrébiniser les thématiques, universaliser les luttes.
Il y a 10 ans, j’ai fondé LABA, Les Amitiés belgo-algériennes, une asbl qui brasse le tout public, algérien, belge et non belge, dans la perspective de faire des ponts ici et là-bas et de s’ouvrir à la diversité. Au-delà de l’ambition de promouvoir le patrimoine historique, artistique et culturel de l’Algérie en Belgique, LABA est aussi l’hommage à une mémoire partagée, par la mise en lumière des réseaux de solidarité belges qui nous ont soutenus durant la guerre d’Algérie, ainsi que l’hommage à mes parents et à toute cette première génération restée dans l’oubli.
Hassiba Benbouali et l’héroïne de la guerre de libération nationale [58 ans]
Je suis née en Algérie en 1964. Dans les faits, je suis arrivée avec ma famille dans la région de Mons en 1965, bien qu’officiellement nos papiers attestent 1966. Pour mon père, c’était un retour en Belgique. Il avait déjà travaillé comme mineur. Je l’ai toujours connu malade de la silicose.
Nous vivions dans un logement insalubre dans une rue habitée uniquement par des étrangers. Nous étions la seule famille algérienne. Pas de salle de bain, les toilettes loin à l’extérieur, une chambre pour 5 enfants, une autre pour mes parents… Quand ces maisons ont été rasées, nous avons emménagé dans un logement social. Je terminais alors mes études primaires. Nous étions très pauvres mais nos parents ne nous le disaient pas. Je pense qu’il leur est parfois arrivé de ne pas savoir ce qu’on allait manger le lendemain. Et pourtant, le retour au pays était inconcevable. Mes parents n’avaient ni maison en Algérie, ni épargne. Rentrer avec rien aurait été considéré comme un échec par mes parents.
On ne nous traitait pas comme les autres, c’était évident. Par exemple, les employés des administrations et des hôpitaux ont presque toujours tutoyé mes parents. Je trouvais cela révoltant, mais mes parents n’en parlaient pas. Le racisme traumatise, et pourtant je n’y ai pas vraiment préparé mon fils, reproduisant ainsi la posture de mes parents. On parle juste du racisme en général ou des violences policières aux USA, mais je ne raconte jamais le vécu de ma famille à mon fils. Je veux le protéger, comme l’ont fait mes parents. Malgré les mauvais traitements et l’accueil épouvantable, mes parents ont été très reconnaissants envers la Belgique. Ma mère répète souvent : « Il faut remercier la Belgique. Ton père disait que c’était le paradis ici ». Ma génération est beaucoup plus critique. Surtout quand on a des parents qui ont ruiné leur santé au travail.
Mon parcours scolaire a été un sport de combat. En primaire, quand je rendais un devoir sans faute, l’institutrice considérait que ce n’était pas possible que j’en sois l’auteure. En secondaire, en arrivant en retard au cours de chimie, l’enseignant m’a lancé : « Ton chameau est tombé en panne ? ». A l’université, en apprenant mes origines, un professeur soi-disant progressiste a commenté : « Pourtant, vous n’avez aucun stigmate de l’étranger ». Non seulement on me rappelait tout le temps mes origines, mais en me rabaissant : selon eux, les gens de notre condition sociale ne seraient pas aptes à la réussite. Je n’ai jamais eu honte de mes origines. Mais j’étais bien consciente que nous étions défavorisés dès le départ. C’est grâce à mon père que j’ai fait des études. Il nous disait qu’il fallait étudier pour s’en sortir dans la vie, pour ne pas trimer comme lui au point d’en perdre sa santé.
Je porte le même nom et prénom qu’une résistante tuée lors de la Bataille d’Alger en octobre 1957. C’était une cousine de mes parents. Elle est très connue et reconnue. A Alger, une rue et un lycée portent son nom, ainsi que l’université de Chlef, ma ville natale. Chaque fois que j’atterris à l’aéroport d’Alger, les militaires ou les douaniers font le salut militaire quand ils lisent mon nom dans mon passeport. Avec le nom d’une héroïne qui a donné sa vie pour la liberté de son peuple, je ne peux pas ne pas être attachée à ce pays !
L’Algérienne multi services [62 ans]
Je souhaite garder l’anonymat, alors appelez-moi L’Algérienne, ça tombe sous le sens. Je suis une Algérienne d’Oran qui vit à Bruxelles depuis dix ans, depuis février 2012.
J’ai suivi des études universitaires en sciences juridiques en Algérie. J’ai commencé à travailler puis, suite à mon divorce, j’ai dû rester à la maison pour respecter la décision de mes frères qui craignaient le qu’en-dira-t-on à propos des femmes divorcées. Pendant 20 ans, j’ai subi une « gentille » agression je vais dire, vu que mes frères sont gentils et serviables. Ils sont juste conservateurs dans leur tête, et moi je suis une femme passive qui ne revendique pas ses droits. En Algérie, les femmes divorcées peuvent habiter seules et travailler. Les gens conservateurs sont rares… Il se fait que je suis tombée dans une fratrie rétrograde, alors que notre père avait une mentalité émancipée. Pour lui, la femme devait avoir un diplôme avant le mariage.
Ma situation empirant, partir a été la seule solution. Ma mère m’a aidée à aller voir ailleurs. Tout quitter fut un déchirement, d’autant que je ne reproche rien à mon pays. Je suis arrivée en Belgique âgée de 52 ans. C’est tard, trop tard… Des membres de la famille éloignée m’ont accueillie à Bruxelles. Je suis restée 5 ans chez eux, sans participer financièrement – je suis sans papiers depuis mon arrivée. C’était gênant de vivre à leurs crochets, même si c’est la famille. J’ai dû bouger.
Je reçois de l’aide de ma communauté algérienne. De temps en temps, on me donne des vêtements, un coli alimentaire, parfois périmé, on m’invite à prendre une douche, à lessiver mon linge, ou à manger. Parfois je suis gênée et je refuse, alors les gens insistent. Ils pensent à moi mais ils ne peuvent rien faire pour ma régularisation. En ce moment, je suis hébergée à gauche et à droite. Une amie m’a dépannée j’ai pu vivre dans un appartement provisoirement inoccupé. J’ai dû faire appel à ma communauté pour payer les charges de 85 euros.
Vu que je connais bien la langue française et que j’ai quelques bagages, j’ai été accueillie dans des asbl pour faire du bénévolat comme animatrice en cohésion sociale, en alphabétisation et français langue étrangère. Il m’arrive d’accompagner des personnes à l’hôpital comme interprète. J’ai aussi été impliquée dans une école des devoirs. Je suis multiservices ! Ca me plaît d’être utile malgré ma situation. Je touche 141 euros par mois grâce au volontariat indemnisé.
Pour la Belgique, je n’existe pas, alors que beaucoup de gens connaissent ma situation. On me chouchoute et on m’accepte comme je suis. Pourtant, je ne me sens pas en sécurité. J’ai peur des contrôles de police en rue et même dans les asbl. J’ai peur des centres fermés et d’un rapatriement forcé. Je vis dans l’angoisse de me faire prendre.
J’ai été porte-parole d’un collectif de travailleurs sans-papiers. Nous avons contacté Actiris pour proposer que les sans-papiers se forment dans les métiers en pénurie. Nous avons aussi frappé aux portes du ministre de l’Emploi, du secrétaire d’Etat à la migration… qui n’a pas voulu nous recevoir. Nous voulions lui demander de définir les critères de régularisation. Mais nous n’avons reçu que fausses promesses de fausses personnes. Après la grève de la faim de sans-papiers de 2021, j’ai déposé mon dossier à l’Office des étrangers. Un an après, je n’ai toujours pas reçu de réaction.
Un jour peut-être j’aurai gain de cause, parce que mon dossier tombera en de bonnes mains. La Belgique a tout à gagner en nous régularisant. En attendant, il faudrait plus d’asbl qui cherchent les sans-papiers cachés et les aident.
Focus
Algérien·nes de Belgique
Une minorité en croissance
L’immigration algérienne en Belgique a connu plusieurs temps forts, souvent rythmés par l’actualité économique et politique des deux Etats.
Passée à la trappe de l’histoire, la présence d’Algériens en Belgique remonte déjà aux deux Guerres mondiales, lorsqu’ils étaient enrôlés de force comme tirailleurs dans l’armée française. Ensuite, une immigration s’est accentuée à l’époque de la colonisation française fin des années 1940, suite aux expropriations de terres et à l’appauvrissement des Algériens. Ouvriers et mineurs de fond ont continué à arriver dans le cadre de l’accord pour l’envoi de travailleurs signé en 1970 par la Belgique et l’Algérie. A leurs côtés, des boursiers censés rentrer au pays ont préféré faire leur vie ici. Vint ensuite la Décennie noire (1991-2022) où des Algériens ont demandé l’asile politique : d’un côté, des islamistes du FIS (Front islamiste du salut) opposés au régime algérien et, de l’autre, des intellectuels, artistes et journalistes fuyant les menaces islamistes – ce clivage politique s’est immanquablement répercuté dans la diaspora déjà présente. Et ces dernières années, les arrivées ne cessent d’augmenter. Entre 2019 et aujourd’hui, le nombre Algérien.nes résidant en Belgique est passé de 44.900 à 50.600, d’après les chiffres du Consulat général d’Algérie à Bruxelles. Sans compter les personnes sans papiers.
Selon ces temps forts successifs, ces Algériens et Algériennes ont connu une histoire, des luttes et des acquis différents, qui sont à ce jour insuffisamment étudiés. Modestement, nous avons cherché à décrire par petites touches quelques composantes de cette communauté plurielle, en cette année du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie.
Dans les charbonnages du Levant, à Cuesmes, 1955.
Archives de la famille Cherifi.