#373 - septembre/octobre 2024

Fatoum, chanter les femmes d’où elles s’appellent

Des montagnes du Rif aux salles de concert bruxelloises, Fatoum fait résonner l’âme des femmes amazighes. À travers sa voix et la tradition Izran, l’artiste interroge la place de celles qui l’ont précédée, de celles qui, ici et là-bas, ont trop longtemps été invisibilisées.

 

Juillet 2024, Faulx-les-Tombes. C’est au cœur de la campagne namuroise que la chanteuse jettoise Fatoum s’est installée, le temps d’une résidence de création. Autour d’elle, des carnets, des livres, des instruments. Sur la table: l’ouvrage Écrire pour guérir. “Ça me fait du bien la nature. Je retrouve un peu mon environnement d’origine, même si, il faut l’admettre, cela n’a pas grand-chose à voir avec la campagne rifaine.” Un rire pour briser la glace, un regard perçant pour se connecter à son dedans, une grande inspiration pour se donner de la force. Aujourd’hui, Fatoum déroule le fil de son récit. Une parole sincère qui porte avec elle les voix de toute une génération de femmes immigrées et trop longtemps silenciées.

 

Au commencement, le déracinement

 

1977, village de Tafersite, entre Nador et Al Hoceima. C’est sur cette terre rouge aux mille oliviers que Fatoum voit le jour. Pour l’accueillir dans sa venue au monde: sa mère, ses tantes, ses grands-mères. La plupart des hommes du village sont partis en Belgique après la signature des accords bilatéraux de 1964 (lire l’encadré). Son père fait partie de ces travailleurs en quête d’un avenir meilleur: en 1969, il a à peine 17 ans quand il laisse derrière lui celle qui deviendra sa femme et la mère de ses enfants, dont la première sera Fatoum.


La famille se réunit seulement durant les vacances d’été et par cassettes audio préenregistrées1 le reste de l’année. Pour l’enfant, l’exil des adultes reste loin de sa réalité. Au beau milieu des montagnes rifaines, la petite fille grandit entre les cajoleries, le soin aux animaux, les chants traditionnels entonnés à la première occasion et les contes murmurés à la lueur de la lampe à huile. Une vie tranquille, et ce jusqu’au basculement. “Un jour, un oncle est venu nous chercher. Ma mère, ma sœur et moi sommes montées dans sa petite voiture pour un grand voyage. Ce dont je me souviens le plus nettement, c’est l’angoisse de ma jeune maman face à ce départ vers l’inconnu.”

 

Fatoum a cinq ans lorsqu’elle arrive en Belgique, dans un appartement situé à quelques pas des abattoirs d’Anderlecht. “C’était le mois de novembre. Il faisait froid. La nuit, je luttais contre le sommeil, je voulais retourner à ma terre rouge, dans les bras des femmes du village. “Derrière cette colère se cache alors surtout la tristesse face aux désillusions de sa mère. “Elle avait tant d’espoirs pour cette Belgique qu’elle avait imaginée, où elle se projetait faire des études. J’ai directement perçu que son rêve d’émancipation se brisait.”

 

Mode débrouille-toi

 

Dans ce nouveau monde, plus de place pour la liberté, les câlins ou les chants. Le quotidien est désormais rythmé par les tâches du foyer. Aînée de la fratrie, Fatoum est rapidement “adultifiée” et endosse à la maison le rôle de petite maman. À l’école, la réalité n’est guère plus rose. L’enfant se heurte à la barrière de la langue et se sent isolée dans la cour de récré. “Mes parents étant exilés, ils ne pouvaient pas m’expliquer le système. Du jour au lendemain, j’ai été lâchée en mode “débrouille-toi”. Face à l’altérité, pour ne pas me faire remarquer, j’ai adopté une posture de petite fille très sage, qui travaille très bien.” Faute de se sentir comprise, petit à petit, entre elle et les autres, elle trace une bulle de protection. Les livres qu’elle dévore à la bibliothèque deviennent son refuge.

 

Fille de la terre

 

La famille s’agrandit et déménage à Molenbeek. Fatoum est adolescente lorsque son petit frère tombe gravement malade. Dans les couloirs de l’hôpital, elle rencontre un cliniclown musicien. “La musique qui apportait tant de soin et de joie à mon petit frère, ça m’a bouleversée. J’ai approché cet artiste en lui demandant où je pouvais moi aussi apprendre la guitare.” Malgré les aprioris autour des femmes musiciennes dans la tradition maghrébo-musulmane, elle commence à suivre des cours. “Ça me permettait de libérer mes émotions. Mais je ne voulais pas être perçue comme la “pauvre petite Maghrébine qui se met à la guitare” Face aux adultes, j’adoptais mon masque de caméléon pour me fondre d’un monde à l’autre: celui des Belges, celui de ma communauté. Un jour j’ai dit à une amie “je ne sais plus où je m’appelle”: un lapsus plus que révélateur.”

 

À l’aube de ses 18 ans, Fatoum quitte sa famille et sa destinée toute tracée. Cette rupture momentanée, douloureuse, mais nécessaire, lui permet de rêver à un avenir artistique. Elle se tourne vers la scène pour transcender le poids qui l’habite. Les jams bruxelloises deviennent son espace d’expression. Inspirée par Khalid Izri2, elle chante en tamazight, la langue des montagnes du Rif. C’est sur scène, enfin, qu’elle trouve la place juste pour éclore et se déployer en célébrant les différentes facettes de son identité.

 

En 2004, alors que sa carrière décolle, Fatoum est invitée à participer à un grand concert donné à l’occasion des 40 ans de l’immigration marocaine. La pression est maximale. Elle monte sur scène chargée de la mémoire des femmes amazighes et chante toute leur puissance. Une dernière note, le silence et puis les cris de la foule : “Tanemirt a yedjis n tamurt”, “Merci, fille de la terre.” “Cette réaction m’a immensément touchée. Je me suis sentie reconnue dans ma plus grande profondeur.”

 

Réduites au silence

 

Jusqu’à l’envol de Fatoum, à l’exception de la grande Milouda3, la scène musicale amazighe en Europe et même au Maroc était un espace essentiellement masculin. Cette sous-représentation est à l’image de la place des femmes issues de l’immigration. Malgré le travail de mémoire et de reconnaissance de l’apport des travailleurs étrangers dans la construction de la Belgique, le récit des femmes rifaines reste jusqu’ici un angle mort. Elles ont été doublement invisibilisées, du fait d’être femmes et d’être immigrées. “C’est assez récent l’intérêt qu’on porte aux personnes originaires du Rif. Avant, la majorité de la société belge nous percevait comme des Arabes, pas des Berbères, alors que notre langue et notre culture diffèrent complètement.” Sans espace culturel dédié, de nombreuses femmes de la première génération sont longtemps restées dans le silence. “C’est le cas de ma mère par exemple. Si on ne leur donne pas la parole maintenant, ces femmes vont mourir avec leurs silences.”

 

Pour briser les non-dits, Fatoum s’est donné pour mission de révéler à travers sa pratique artistique l’histoire et les voix des femmes qui l’ont précédée. Pour ce faire, l’artiste s’est particulièrement intéressée à la tradition Izran4, des poèmes chantés. “Petite, j’entendais les femmes chanter lors des mariages ou en travaillant dans les champs. Leur intensité vocale représentait pour moi une forme de transcendance. Ces chants étaient subversifs : elles y exprimaient leurs élans politiques, leurs émotions ou même leur désir. On est loin du stéréotype de la femme soumise, silencieuse dans sa cuisine!”

 

Les voix de liberté

 

En redécouvrant cette tradition, Fatoum a pris conscience de tout ce qu’elle révèle de l’histoire de sa communauté, notamment celles des reines amazighes, comme la Kahina-Dihya5. “Comment sommes-nous passées de reines à esclaves dans nos propres foyers?” Habitée par cette question, depuis plusieurs années, dans une démarche féministe, Fatoum donne des ateliers pour transmettre la tradition Izran tout en recueillant la parole des femmes et en interrogeant des experts et des expertes. “Jusqu’aux années 1980, les femmes qui chantaient Izran dans le Rif étaient admirées. Mais avec la montée du conservatisme religieux, ces chanteuses ont été progressivement jugées comme des femmes de mœurs légères.” Sans transmission, la tradition Izran s’est vue délaissée. “Ici, paradoxalement, c’est la peur du communautarisme qui a engendré le repli religieux. Jusque dans les années 2000, notre culture n’a pas été assez valorisée. Et si on ne prend pas soin de la mémoire, elle finit par s’effriter, et c’est ce qu’il s’est passé avec Izran.”

 

Mais Fatoum ne perd pas espoir et se réjouit de la réappropriation des traditions rifaines par de jeunes artistes féminines en Belgique comme au Maroc. La main posée sur l’ouvrage Écrire pour guérir, elle souffle: “Elles, elles n’acceptent plus de se voir imposer le silence. Si je peux contribuer, ne serait-ce qu’un peu, à cette transmission entre hier et demain, alors je partirai en paix.”

[1] Avant l’avènement des téléphones portables et des messageries instantanées, les cassettes audio constituaient le moyen de communication transfrontalier le plus aisé.
[2] Chanteur rifain engagé exilé en Europe.
[3] Chanteuse rifaine exilée en Europe.
[4] Fatiha Saidi, Sous les izran, l’héritage, 2023.
[5] Reine guerrière berbère qui a combattu les Omeyyades, lors de la conquête musulmane du Maghreb au VIIe siècle.