#373 - septembre/octobre 2024
Grosse fatigue
Dans les services sociaux et de santé
#373 - septembre/octobre 2024
Chiffrer en travaillant
Les travailleuses et travailleurs des services sociaux et de santé sont épuisés (doux euphémisme). Petite liste non exhaustive des causes connues (quoique pas toujours reconnues).
2.144.000 Belges, soit 18,7 % de la population, courent un risque de pauvreté ou d’exclusion sociale, accentué notamment par le vieillissement de la population et le handicap. C’est ce qui ressort des chiffres de la pauvreté pour l’année 2022, selon Statbel.
A Bruxelles aujourd’hui, 415.000 personnes – soit 34 % de la population bruxelloise – risquent de sombrer dans la grande pauvreté.
La constante aggravation des inégalités sociales et de santé accroit sans cesse le nombre de personnes qui font appel aux services sociaux et de santé, notamment en raison d’un report des soins. Pour autant, les moyens à disposition de ces services pour y faire face, s’ils ne diminuent pas partout, n’augmentent pas pour autant de manière proportionnelle. L’une des principales conséquences est la sursaturation des services, une file d’attente qui met à mal leur accessibilité1.
L’absence de valorisation des métiers du non-marchand et les disparités salariales ne favorisent pas l’attrait pour ces métiers. Ces facteurs fragilisent l’emploi, créent un environnement de travail instable pour les travailleurs et renforcent les difficultés de recrutement et de rétention du personnel au sein des asbl, ce qui menace la continuité nécessaire de l’offre de services à la population2.
Les conditions de travail se dégradent, rendant ces professions de moins en moins tenables. Dans le même temps, le cercle vicieux s’accélère par l’effet négatif que cela produit sur l’attractivité pour les jeunes. Alors que l’âge moyen du personnel soignant s’élève dangereusement, le nombre de candidats dans les écoles ne suffira même pas à remplacer les fins de carrière (sans compter les défections et maladies de longue durée).
Les modes de financement sous forme de budgets d’initiative et les appels à projets à court-terme est une autre cause de la précarisation des emplois. La pénibilité du travail de terrain dans les conditions actuelles rend non seulement le recrutement (assistants sociaux, psychologues, infirmiers …) fort difficile, mais engendre le renoncement, le burn-out, la démission de professionnels de terrain, déstabilisant ainsi les équipes en place.
Également, dans l’appel à projets, l’association de terrain est moins considérée comme une partenaire de l’action publique que comme une sous-traitante, ce qui questionne l’autonomie associative, sa capacité critique et de contre-pouvoir, et par là-même, le sens du travail réalisé par les professionnels social-santé3.
Pour évaluer le travail des associations subventionnées, l’administration privilégie aujourd’hui le recueil de données, le quantifiable plutôt que le qualifiable. La culture du chiffre néglige les aspects moins mesurables mais tout aussi importants de l’aide sociale et de santé. Une focalisation excessive sur les indicateurs de performance mène à une déshumanisation des services, réduisant les bénéficiaires à de simples numéros dans un système.
La pression pour atteindre des objectifs chiffrés et la nécessité de se conformer à des procédures standardisées augmentent le stress et l’épuisement professionnel. L’impératif de rentabilité et d’efficience peut conduire à une prise en charge moins personnalisée et plus superficielle des bénéficiaires.
Enfin, la culture du chiffre amène les travailleurs sociaux à devoir privilégier les actions facilement quantifiables au détriment de celles qui sont plus difficiles à mesurer mais essentielles à une prise en charge éthique et complète. Dans un tel système, les besoins spécifiques et individuels des bénéficiaires risquent d’être négligés au profit d’une approche standardisée et uniforme.
La crise sanitaire de la COVID-19 a accéléré la numérisation de l’accès aux services socio-administratifs (services publics, banques, fournisseurs d’énergie, d’eau, services communaux, mutuelles, syndicats, CPAS, etc.)4. Mise en place pour pallier l’impossibilité d’ouvrir les guichets, force est de constater qu’une série de services ont oublié de se déconfiner. En ne permettant (presque) plus d’accès physique, y compris pour les démarches liées aux droits les plus fondamentaux, ces services renforcent la fracture numérique et la désaffiliation administrative et sociale d’une partie de la population. Désemparée, cette population grossit les salles d’attente des services sociaux ambulatoires, transformant les professionnels de l’action sociales en auxiliaires administratifs des services publics (et privés) fondamentaux5!
Les réponses à ces différents problèmes restent aujourd’hui fort insuffisantes, voire inexistantes, essentiellement pour des raisons budgétaires, lesquelles portent une dimension idéologique. S’attaquer un peu, beaucoup ou à la folie aux inégalités sociales (et par là, diminuer la pression exercée sur les professionnels et professionnelles des services sociaux et de santé) dépend du projet de société que l’on promeut, et donc des politiques publiques que l’on considère comme prioritaires.
[1] https://cbcs.be/evolution-des-problematiques-sociales-et-de-sante-2018-2022-sortie-du-rapport/
[2] https://cbcs.be/wp-content/uploads/2023/12/A-2023-072-BRUPARTNERS-FR.pdf
[3] https://cbcs.be/gouverner-par-appel-a-projet-dompter-l-associatif/
[4] Sur la numérisation des services, lisez Imag n° 371 de mars-avril 2024: “No Reply: votre dossier est incomplet”
[5] https://cbcs.be/evolution-des-problematiques-sociales-et-de-sante-2018-