#371 - mars/avril 2024

Au regard de la loi anti discrimination

A la requête de l’asbl Lire et Ecrire, Unia (l’institution publique indépendante qui lutte contre les discriminations et défend l’égalité) a rendu un avis et des recommandations sur l’impact de la digitalisation des services publics et privés. Questions croisées à Anaïs Lefrère, juriste au service Protection d’Unia, et à Sébastien François, collaborateur au service Politique et Monitoring.

 

La loi anti discrimination de 2007 protège-t-elle les personnes analphabètes face aux effets de la numérisation des services publics ?

 

Anaïs Lefrère : La discrimination est une notion légale. Elle se définit d’abord sur base de critères de discrimination (comme le handicap, l’âge, l’orientation sexuelle, la conviction religieuse ou philosophique, etc.) prévus dans la loi. Il faut ensuite qu’il y ait une différence de traitement qui soit un comportement interdit. Il faut aussi que la situation touche un domaine d’action protégé (tels que l’emploi, l’enseignement, le logement, les médias et réseaux, etc.).

 

La dernière condition à remplir concerne l’absence de justification. C’est là qu’est tout notre travail: quand l’objectif poursuivi est légitime, nous examinons si les moyens mis en place sont proportionnels. Nous faisons une balance de proportionnalité entre l’impact qu’une règle a sur le public protégé et le but poursuivi. C’est ce que nous avons étudié avant de rendre un avis à Lire et Ecrire sur l’impact de la digitalisation des services publics et privés [voir l’encadré].

 

En l’occurrence, les personnes analphabètes, depuis peu, sont protégées par le critère qu’on appelle la condition sociale – un critère désormais présent dans la plupart des législations. Il faut savoir qu’en termes de lutte contre la discrimination, chaque domaine est lié à un niveau de compétence particulier. Ainsi, la loi fédérale protège contre les discriminations qui se situent dans les domaines dévolus au fédéral; par exemple, tout ce qui relève des biens et services (banques, assurances, services publics, etc.). Concernant la digitalisation, on se situe généralement au niveau des lois fédérales et régionales lorsqu’il s’agit de services communaux ou régionaux.

 

Ce nouveau critère de condition sociale protège les personnes en situation de vulnérabilité ou de précarité, comme les personnes sans chez soi, le public illettré ou analphabète, certains gens du voyage, les demandeurs d’emploi, les ex détenus, etc.

 

Par rapport aux quatre conditions de la législation, il faut examiner si un comportement en lien avec la discrimination est interdit. Le fait de digitaliser les services publics est une règle neutre, qui, a priori, n’est pas problématique. Or, celle-ci peut provoquer un effet indirect négatif sur des personnes protégées par des critères. Nous sommes alors dans le cas de la distinction indirecte, c’est-à-dire une pratique qui impacte indirectement négativement certaines personnes en lien avec un ou des critères protégés par la loi.

 

Sébastien François : La condition sociale n’est pas le seul critère de discrimination concerné par les processus de digitalisation de la société que nous observons actuellement. Dans les signalements que nous recevons et les dossiers que nous ouvrons, nous observons que les critères concernés par la question du numérique sont ceux de la langue, de l’âge, du handicap, de l’origine nationale, de la fortune (c’est-à-dire les moyens financiers dont dispose une personne, quelle que soit l’origine de ces moyens), en plus de la condition sociale.

 

Qui envoie des signalements à Unia en matière de discrimination numérique ? Quelle est la nature de ceux-ci et quel est leur nombre ?

 

Sébastien François : Nous avons enregistré quelque 200 signalements en lien avec la digitalisation des services publics ou privés ces dernières années. C’est très peu, compte tenu de l’ampleur du phénomène et du fait que le problème existe partout et nous concerne tous.


Nous essayons de comprendre pourquoi nous recevons si peu de signalements, que ce soit en ligne, par téléphone ou via notre permanence tous les matins. Une des raisons, sans doute, est la difficulté pour les gens d’identifier qu’ils sont confrontés à un problème de fracture numérique en lien avec une discrimination. De plus, ils ignorent qu’Unia est une institution qui peut leur venir en aide sur cette question. Nous nous sommes rendus compte que certains publics vulnérables ont davantage de difficultés dans leur accès à Unia ; le public qui dépose des signalements est culturellement plus favorisé. Notre objectif est donc de toucher les plus vulnérables en rencontrant des associations de terrain via lesquelles nous pourrons toucher leurs publics.

 

Ce sont par exemple des personnes en situation de handicap, discriminées par la suppression des guichets dans les gares ou de certains services bancaires comme le Phone Banking ou l’envoi des extraits de compte papier. Les mesures impactent aussi les personnes âgées et les personnes précaires, avec un effet « avant-après » la crise sanitaire. Avant, il suffisait de se rendre au guichet du CPAS pour contacter un assistant social ; aujourd’hui, de plus en plus souvent, les rendez-vous doivent se prendre en ligne. De manière plus générale, nous sommes quasi tous touchés par la suppression des guichets dans différents secteurs tels que : mutuelles, banques, administrations, écoles, hôpitaux, …

 

Anaïs Lefrère : Au sein même d’Unia, c’est une prise de conscience de cette fracture numérique qui a conduit nos collègues à encoder davantage les dossiers sous le critère de fracture numérique. Après avoir rédigé notre avis pour Lire et Ecrire, l’impulsion sur ce sujet nous est restée. Depuis lors, nous en avons fait un axe stratégique du travail d’Unia qui réunira nos différents services pour les quatre prochaines années.

 

Quelle est votre approche en cas de signalement ? Comment faites-vous pour passer de la négociation d’un aménagement individuel à une solution structurelle ?

 

Anaïs Lefrère : Nous ne pouvons pas toujours intervenir au cas par cas, même si tout dépendra du dossier. Nous ciblons domaine par domaine. Par exemple, quand un l’hôpital supprime la possibilité d’annuler les rendez-vous par téléphone, nous intervenons auprès de l’hôpital, mais surtout auprès de la coupole des hôpitaux pour aboutir à des solutions structurelles.

 

Sébastien François : Notre travail est également de mener un travail de plaidoyer politique, via des mémorandums et des recommandations adressés aux gouvernements et aux cabinets ministériels. Pour être efficace, il faut qu’il y ait des décisions structurelles, des normes ou des balises claires. Dans le domaine de l’enseignement, par exemple, nous rencontrons prochainement le cabinet de la ministre pour aborder la question des procédures d’inscription dans les écoles qui sont de plus en plus digitalisées1. Il n’existe actuellement pas de circulaire qui cadre ce que peuvent faire ou non les écoles en la matière – d’où des problèmes. C’est en élaborant des normes structurelles qu’on pourra s’en sortir sans se perdre et sans perdre une partie des citoyens. On a besoin d’avoir des balises qui cadrent clairement l’usage de la digitalisation non seulement en Belgique, mais également au niveau de l’Union européenne. Sans quoi, chaque Etat va s’épuiser à chercher ses propres solutions.

 

Anaïs Lefrère : Nous tirons notre expertise des dossiers individuels qui nous parviennent et que nous instruisons. Dans les négociations politiques, c’est notre force de pouvoir nous appuyer sur un certain nombre de signalements et de dossiers qui nous donnent une vision claire de ce qui se joue sur le terrain.

 

Il arrive que des personnes soient déçues par Unia parce que nous ne répondons pas à leur situation individuelle. C’est difficile de leur expliquer que leur cas participe à nourrir notre travail au niveau structurel. Par exemple, nous avons reçu beaucoup de signalements lorsqu’une grande surface a décidé de fonctionner uniquement via des applications et d’ainsi abandonner le système de cartes de fidélité traditionnel. Nous n’avons pas pu intervenir pour chaque personne, alors que nous avions conscience de l’impact financier qui les touchait. Par contre, nous comptons envoyer un courrier commun à la grande surface et à COMEOS, la Fédération belge des entreprises de commerce et de services, pour trouver une solution structurelle.

 

En quoi l’ordonnance « Bruxelles numérique » du ministre de la Transition numérique pose-t-elle problème, selon Unia  ?

 

Sébastien François : Nous avons rendu un premier avis à Lire et Ecrire, avant de le décliner, dans la même logique et ligne de réflexion, pour le cabinet de Bernard Clerfayt.

Le fait que la Région bruxelloise veuille uniformiser les pratiques entre les différents services publics régionaux n’est bien sûr pas inintéressant. Le problème est que le cabinet Clerfayt a tendance à se définir comme le cabinet de la digitalisation, sous-entendant que la question du maintien des guichets n’est pas de sa responsabilité. Cette approche révèle une faille dans la manière de construire une politique en la matière ; au lieu de travailler en silot, le gouvernement bruxellois aurait dû mener une réflexion collégiale avec tous les acteurs régionaux et communaux pour garantir une transition vers une digitalisation non discriminatoire qui maintienne les guichets physiques.

 

L’ordonnance « Bruxelles numérique » a été votée en décembre 2023 et des arrêtés d’application devraient suivre. Comme d’autres acteurs impliqués dans ce dossier, nous craignons un manque de garantie quant au maintien des guichets physiques, des permanences téléphoniques, ou des échanges postaux avec les administrations. Bien que l’ordonnance prévoie ces services, il existe des voies échappatoires pour ne pas les garantir.


Pouvez-vous passer en revue les recommandations d’Unia en matière de numérisation des services ?

 

Sébastien François : Nous demandons de garantir légalement des voies d’accès alternatives physiques au tout numérique, sans surcoût et de qualité égale.

 

Nous recommandons par ailleurs l’amélioration de l’accessibilité du numérique, avec la mise à disposition des outils numériques, de l’accès à Internet, ainsi que le soutien à la formation pour acquérir des compétences numériques.

 

S’ajoute la question de la sensibilisation des fonctionnaires des services publics et des employés du privé : ils doivent comprendre que la digitalisation des services met certains usagers en difficulté. En outre, ces derniers doivent pouvoir signaler les problèmes rencontrés dans leurs démarches auprès d’un opérateur indépendant qui puisse imposer des changements aux administrations et faire évoluer leurs pratiques.

 

Nous avons aussi pointé la question de l’uniformisation des usages techniques, des procédures, du webdesign et même du langage utilisé, entre les services publics, du fédéral au communal.

 

Il faudrait enfin penser les outils digitaux à partir des réalités des publics vulnérables et les associer dès le départ à la réflexion sur les procédures numériques afin d’éviter les impacts potentiellement négatifs. On pourrait également prévoir des experts du vécu digitaux qui conseilleraient les administrations dans la mise en place de procédures digitales accessibles à tous.

 

Propos recueillis par N. C.

[1] Lire l’article du Collectif Ecole en lutte, « Le numérique à l’école : exercice critique », dans ce numéro.