#228 - décembre 2004

Quoi l’albanité ?

U n guerrier – un peu oxydé mais d’allure toujours vaillante – toise depuis trente-sept ans les bords du parc Josaphat à Schaerbeek. C’est en reconnaissance au « héros national glorieux guide des Albanais, défenseur de la patrie et de la civilisation européenne » que les « émigrés Albanais dans le monde libre » ont statufié Skandërbeg. Combattant sous la bannière ottomane, le « fils d’Alexandre » changea de camp et de religion, et unit en 1443 les princes albanais contre la Sublime Porte. Héraut à deux têtes, comme le symbole national des Albanais, l’une tournée vers l’Orient, l’autre vers l’Occident, Skandërbeg annonce l’albanité, sentiment supérieur d’intérêt commun et d’unité.

 

Cinq siècles et demi plus tard, cette albanité, transmise de génération en génération, cristallise  plus que jamais son peuple. Pourtant, bien des tourbillons auraient pu emporter cette notion difficile à cerner. Eglises et mosquées auraient pu se mésentendre. La dispersion de la population au Monténégro, au Kosovo, en Macédoine, en Grèce, en Turquie, et le flux d’émigration accélérée depuis les années nonante – 20 % de la population a en effet quitté le territoire – auraient pu aussi relâcher les liens. Or non, ces liens tiennent ! D’autant plus que la fratrie qui soude les exilés albanais s’est nourrie du paradis perdu où ils pensaient retourner un jour… emportés par leur albanitude.

 

La communauté albanaise en Belgique est méconnue. En partie sûrement parce qu’elle vit repliée sur elle-même; parce que ses membres se marient entre eux – « mieux vaut pour un catholique albanais épouser une musulmane albanaise qu’une catholique belge »; parce qu’elle est victime de stéréotypes coriaces. Cette communauté révèle aussi un visage complexe, façonné par des migrations qui se succèdent depuis les années 50 jusque nos jours, les uns fuyant le régime communiste, les autres la guerre au Kosovo. Parmi les premiers arrivés, une majorité a continué à vivre au rythme d’une Albanie figée, comme si le temps s’était arrêté le jour où ils durent quitter leur montagne du nord, maintenant les traditions des années 50. Les derniers arrivés sont donc surpris de rencontrer ces vieux émigrés dont certains marient leurs enfants aujourd’hui comme au temps de leurs grands-parents, ou qui parlent un «albanais de cuisine». Le choc est donc garanti entre ces deux groupes d’immigration, ces vieux qui idéalisent des comportements et valeurs qui n’existent plus ; ces jeunes qui se montrent plus indépendants dans leur choix de vie et qui s’encombrent moins du complexe du « respect à tout prix ». Des anecdotes nous ont fait sourire comme l’histoire de ce jeune footballeur albanais arrivé tout récemment en Belgique. Un des siens, installé depuis plus de quarante ans ici, saisit alors son çifteli (instrument à cordes) et lui chante l’air traditionnel de bienvenue… air que ce jeune n’avait jamais entendu !

 

Nous sommes donc entrés dans la communauté albanaise pour faire sa connaissance. Une fête à Jambes (près de Namur qui compte quelque mille personnes d’origine albanaise), une exposition à Saint-Gilles, un tour par la première mosquée albanaise à l’avenue Rogier à Bruxelles, un autre détour dans un bar à la rencontre d’un « gang » de jeunes – entendez un joyeux groupe qui se réunit autour d’un verre pour échanger des articles sur l’Albanie et débattre sur leurs relations avec la famille, sur l’éducation stricte et rigide de certains parents, sur leur vie parfois écartelée entre le respect du patriarche et les désirs personnels. Nous avons également rendu visite à de charmants jeunes mariés collectionneurs frénétiques de cartes postales… d’Albanie, bien entendu !

 

Ainsi le dossier s’est tissé autour de ces multiples rencontres, de ces personnes disponibles et franchement heureuses de participer au projet rédactionnel. En voici le résultat : en mosaïque, à l’image de sa communauté.