#329 - mars 2016
#329 - mars 2016
Les frontières : entre contact et rupture
L’exposition “Frontières” au musée de l’Immigration à Paris explore notre Europe, qui cherche à la fois à ouvrir ses frontières (à l’immigration choisie, aux marchandises) et à les fermer (aux « mauvais » migrants). Au fait, qu’est-ce qu’une frontière ? Et quelle est sa pertinence aujourd’hui ? Des pistes avec Catherine Wihtol de Wenden, une des commissaires de l’exposition.
La migration a toujours fait partie de l’histoire de l’humanité. Elle est une réponse à la recherche d’un meilleur lieu pour vivre. Aujourd’hui, on assiste à la valorisation de la mobilité humaine, mais seulement pour les populations du Nord du monde. Trop souvent on oublie qu’existent encore des frontières le long desquelles des millions de personnes perdent la vie. Il suffit de penser aux 30 000 morts dans la Méditerranée de 2000 à 2015, dont les corps finissent dans l’oubli des consciences, enterrés au fond de la mer.
Les territoires des Etats sont séparés entre eux par des confins qui sont la limite d’un territoire, d’une région géographique ou d’un Etat. Ils sont une séparation entre des espaces contigus, c’est la matérialisation des limites de l’Etat, et son articulation se fonde sur des accords internationaux. Les confins sont une ligne bien définie ; la frontière est une zone en continuelle évolution, instable. En étant le produit d’une négociation historique, économique ou politique, elle peut assumer une valeur différente selon les lieux et les temps.
La littérature géographique et politique sur la conception des frontières s’est développée entre la fin du 19e siècle et les vingt premières années du 20e siècle. Ratzel, considéré comme le fondateur de la géographie humaine, dans son essai Politische Geographie (1897) fait entrer la frontière parmi les éléments principaux qui caractérisent l’Etat. Il affirme que « la frontière est constituée par les points sur lesquels un mouvement organique s’arrête à cause de la réaction d’une force contraire ou à cause de la volonté de pas procéder plus loin ». Il définit donc les frontières comme les zones, destinées à un incessant déplacement, poussées par des forces difficilement maîtrisables.
Tracée par et pour les hommes
Des auteurs comme Max Weber soulignent combien la frontière est une limite de l’espace sur lequel s’étend la souveraineté nationale La projection sur le terrain des lignes qui délimitent une nation a pour effet d’augmenter la conscience nationale. Le long de la zone de frontière, les deux souverainetés entrent en contact et s’opposent. La frontière est donc tracée par les hommes et pour les hommes, et elle varie selon les nécessités.
La frontière en effet trouve son fondement plus dans les aspirations d’une communauté que dans des motivations strictement géographiques. Elle divise ceux qui sont au-delà, fonde l’unité, l’identité culturelle et politique de ceux qui sont dans les confins.
Les rapports entre identité et altérité
La conception de la frontière ouvre la porte à trois « espaces », celui de l’identité, que nous pouvons appeler intérieur, celui de l’altérité, que nous pouvons appeler extérieur, et celui des rapports entre le premier et le second, c’est-à-dire le véritable espace de frontière. Tandis que, selon la doctrine classique de la souveraineté territoriale, la frontière dé-limitait le cadre du pouvoir souverain et coïncidait avec la zone de confins d’un Etat, au contraire dans le contexte de la globalisation et de croissante mobilité internationale, les critères de territorialité de l’Etat se sont évanouis. La présence des frontières n’est pas limitée à une zone mais elles sont amovibles et peuvent exprimer la délimitation et l’exclusion n’importe où et quand.
Loin de disparaître
Malgré la rhétorique d’un monde globalisé et sans frontières, celles-ci continuent à exister. On n’a jamais autant négocié, délimité, distingué, équipé, surveillé, patrouillé qu’aujourd’hui. Depuis 1991 plus de 26 000 kilomètres de nouvelles frontières internationales ont été instituées, 24 000 autres kilomètres ont été l’objet d’accords de délimitation. (Foucher, 2007).
Aujourd’hui les frontières se manifestent dans leur diversité et se déclinent de manière articulée. Plutôt que des lignes, elles assument toujours plus les formes de points de passage (quelques ports importants ou de grands aéroports internationaux); des îles (comme Lampedusa), des enclaves (comme Ceuta et Melilla).
Pour un riche venant d’un pays riche, les confins sont simplement devenus une formalité; mais pour un pauvre originaire d’un pays pauvre, les confins ne sont pas seulement un difficile obstacle à surmonter, mais l’expérience de la « frontière » est présente dans toute son existence, en conditionnant sa quotidienneté et sa mobilité.
La démocratisation du passage des frontières n’est pas encore à l’ordre du jour dans un monde dans lequel tout, sauf les personnes, circule plus librement.On assiste donc à un dramatique paradoxe : dans l’économie mondiale et dans le village global la circulation est libre et garantie, ample et rapide pour les capitaux, les marchandises, les informations, au contraire elle est soumise à contrôles et restrictions et parfois aussi empêchée, pour les hommes et les femmes, surtout quand ils viennent du Sud du monde.
Un monde sans frontières ?
Dans une scénographie qui alterne archives, cartes géographiques commentées, objets de mémoire, œuvres d’art, articles de presse, photographies, vidéos, témoignages, oeuvres littéraires et récits de migrants, l’exposition “Frontières” interroge le rôle et les enjeux contemporains des frontières dans le monde et retrace les histoires singulières de ceux qui les traversent aujourd’hui.
Le parcours est organisé en trois temps forts : Les murs-frontières : à travers quatre exemples emblématiques par la cinquantaine existant à ce jour dans le monde : les murs États Unis/ Mexique, Inde/Bangladesh, Israël/Palestine, le mur entre les deux Corée. Des murs-frontières qui finissent toujours par tomber…
Vers une Europe des frontières : une lecture historique, économique, politique qui met en évidence les effets des frontières depuis les accords de Schengen : renforcer les dispositifs sécuritaires, tout en voulant attirer les élites, et répondre aux besoins de main-d’œuvre.
Traverser les frontières de la France : une expérience particulière de l’immigration a souvent marqué les souvenirs des millions d’étrangers venus s’installer en France depuis le XIXe siècle. Au cœur des réflexions, une question : se pourrait-il qu’un jour on ne considère plus celui qui circule librement comme un criminel en puissance mais comme un acteur à part entière ne remettant pas en cause systématiquement la souveraineté des États ?
Quand ? Jusqu’au 29 mai 2016
Où ? Musée national de l’histoire de l’immigration à Paris