#329 - mars 2016

Le Noir et le Blanc imaginaires

Dans une optique éthique, la présente réflexion ambitionne de libérer les imaginaires encombrés d’idées reçues pour affirmer une commune humanité à tous les êtres humains, Blancs et Noirs en l’occurrence, fondement nécessaire d’un meilleur vivre ensemble.

 

En écho à L’Appel contre les murs1 et sur base des analyses et témoignages rassemblés dans le livre Les familles africaines et le mythe de l’Occident, notre réflexion tente de lever un coin de voile sur les murs érigés en Afrique subsaharienne2 et en Occident entre des personnes identifiées comme Blancs (sans qu’elles ne soient véritablement de couleur blanche) et d’autres personnes identifiées comme Noirs (sans que tous les Noirs ne soient de couleur noire). Il s’agit des préjugés empêchant les uns et les autres de se concevoir comme appartenant au même Tout-Monde3 dont nous parle Edouard Glissant. 

 

Le Noir dans l’imaginaire occidental

 

Dans l’imaginaire populaire occidental, et ce depuis belle lurette, la partie subsaharienne du continent africain est un monde à part, un monde ténébreux, très différent du reste du monde, de l’Occident en l’occurrence. D’où sa dénomination: “L’Afrique noire”. Ceci aussi en référence aux populations “noires” qui la peuplent. Celles-ci n’ont pas été considérées comme des peuples ou des hommes comme les autres mais plutôt comme des peuplades barbares, des sauvages, voire des êtres intermédiaires entre les singes et les Blancs, ou, tout simplement, des singes. Et une des justifications de la colonisation/évangélisation des Africains était précisément de les civiliser, c’est-à-dire les humaniser, sauver leurs âmes, les faire évoluer, entreprise conçue sur un long terme. 

 

Pour certains Occidentaux, en effet, le Noir était (et est encore aujourd’hui) un être ontologiquement différent du Blanc, un être qui est ce que le Blanc n’est pas : primitif versus civilisé, impulsif versus réfléchi, animal versus homme, barbare versus humain, passif versus actif, païen versus chrétien, subordonné versus indépendant, arriéré versus évolué, assisté versus autonome, anhistorique versus historique, etc.4. C’est pour cette raison qu’à l’époque coloniale, il fallait les garder dans leur milieu naturel, à l’état sauvage, entre eux, à l’écart des Blancs. Le préjudice à craindre étant la mise en péril du prestige ou de la bonne image que les Blancs s’étaient forgés auprès des Noirs. 

 

Les traces du passé colonial

 

Depuis l’époque des indépendances, les murs séparant les Noirs des Blancs se sont progressivement rétrécis mais certains imaginaires se nourrissent encore du passé cumulatif de la supériorité du Blanc et du mépris pour le Noir. Malgré qu’ils aient changé de statuts de séjour en Afrique (de colonisateurs à humanitaires, coopérants, diplomates, touristes, etc.) des Occidentaux se complaisent encore dans des statuts différentialistes de représentants d’un Occident idyllique, d’investisseurs, de dispensateurs de développement, etc. Ils ont tellement intériorisé cette image valorisante que, même pauvres, ils se montrent condescendants à l’égard des Africains. C’est donc hypocritement que certaines relations de coopération soient dites bilatérales. Les Occidentaux considèrent ces relations comme de l’assistance de l’Afrique par l’Occident puisque, officiellement, c’est le Blanc qui donne et c’est le Noir qui reçoit. Et comme on le sait, la main qui donne est toujours au-dessus de la main qui reçoit. Cependant, cette relation est très ambiguë, voire biaisée, puisque souvent, ce que le Blanc donne de la main droite est en général repris avec la main gauche. En fait, dans son intervention, le Blanc s’intéresse à ce qui contribue à son bien-être, laissant la misère aux Africains. C’est ainsi que l’Afrique reste encore face à elle-même. Cette situation est souvent imputée aux Noirs, rarement aux Blancs, sous prétexte qu’ils ne peuvent pas ou ne veulent pas se développer: “L’infériorité physique, mentale, technique, organisationnelle, etc. des gens du Sud est presque un fait acquis pour bon nombre de Blancs-blancs. Ça ne se remet même pas en question. Au nom de ces idées, on peut tolérer qu’ils vivent dans la misère, dans les immondices, qu’ils aient faim, qu’ils soient tués. On érige les stéréotypes en dogmes et on ajuste structurellement, on donne des leçons, …5.

 

Murs symbolique, enclaves réelles

 

Ce qui atteste encore significativement l’existence du mur séparant les Blancs des Noirs en Afrique est le refus de s’intégrer localement en apprenant les langues locales et en cohabitant avec les nationaux sur les mêmes espaces géographiques. Contrairement à ce qu’ils exigent des Africains en Occident, en Afrique, les Blancs attendent plutôt que ce soient les Africains qui apprennent leurs langues. Et comme à l’époque coloniale, les Blancs habitent souvent dans des enclaves. Le cas emblématique est Orania, une petite ville d’Afrique du Sud située dans la province du Cap-du-Nord, dont la particularité est d’être peuplée uniquement d’Afrikaners chrétiens. 

 

Il est remarquable que les murs susmentionnés se retrouvent également en Occident. Ici, ces murs semblent plus solides que là-bas. A tout prendre, les Africains sont indésirables en Occident et ce déjà depuis l’époque coloniale. Sauf quelques rares cas jugés très utiles, les Africains ne sont pas appelés. En témoigne le peu de visas qui leur sont délivrés. Mais ceci n’est pas le cas pour les Occidentaux. Ils n’ont pas nécessairement besoin de se munir des visas pour se rendre en Afrique. Ils les obtiennent parfois à l’aéroport des pays visités. Et presque tous les obtiennent, peu importent les motifs. Un deux poids deux mesures injustifiable à bien d’égards.

 

Nonobstant, bon nombre d’Africains se rendent en Occident sans visas en empruntant la voie de la clandestinité. Ils doivent affronter une forteresse barricadée. Nombreux perdront leur vie dans cette aventure. Et, très étonnamment, la communauté internationale, occidentale et africaine en particulier, ne s’en émeut pas. Comme si ce n’était pas des êtres humains qui disparaissaient. De ceux qui parviennent en Occident, rares sont ceux qui obtiennent l’autorisation de séjour. En attendant l’expulsion, ces migrants qui n’auront pas le statut de séjour vivront en clandestinité dans des conditions inhumaines, sans droit, sauf, celui de se faire soigner en cas d’urgence, notamment en Belgique6. 

 

Enfin, à ceux qui seront autorisés à rester, il leur sera sommé de s’intégrer, de se fondre dans la société, de se défaire en quelque sorte de leurs cultures africaines pour vivre comme des Occidentaux, parfois injurieusement en ces termes: “On n’est pas en Afrique ici!” ou “Ici, c’est comme ça”. Sommation paradoxale cependant puisque ces Africains ne disposeront pas toujours des outils ad hoc. Par contre, ils seront toujours confrontés aux mêmes préjugés et seront discriminés comme à l’époque coloniale. 

 

Plus indésirables qu’inintégrables

 

Parfois, il leur sera reproché le manque de volonté, voire l’incapacité de s’intégrer. A ce sujet, leurs différentes dénominations en disent long: “immigrés” (terme péjoratif appliqué aux personnes provenant des pays pauvres et donc assimilées à la misère du monde, des personnes au séjour provisoire), “personnes d’origine étrangère”, “allochtones” ou “allogènes” (c’est-à-dire des personnes sans identité nationale7, d’ailleurs, de dehors, jamais de l’intérieur et donc comme de trop, par opposition aux personnes “de teint clair” dites “de souche” ou “autochtones”) et donc des personnes dont il faut se séparer, mettre à l’écart dans des zones de non droit (comme les centres fermés), renvoyer dans leur monde, un monde de misères, l’Afrique en l’occurrence, de peur qu’elles ne “contaminent” l’Occident. Et cette identité autre qu’occidentale ou d’Occidental de papier, du fait d’être noir (ou métis – référence ici à Barack Obama qui est identifié comme noir), sera collée à l’Africain quand bien même il serait naturalisé. Cela le lui sera rappelé de temps en temps en ces termes: “Quand est-ce que vous rentrerez chez vous (sous-entendu en Afrique) ?” ou “Est-ce que l’Afrique ne vous manque pas?“. Pour un spécialiste de l’immigration, tel que Sayad8, poser ce genre de questions à un “immigré” ou à tout autre personne d’origine étrangère d’un pays occidental donné c’est lui signifier implicitement, au cas où il l’aurait oublié, “qu’il n’est pas d’ici, qu’il n’a pas sa place ici, qu’il n’est pas chez lui ici”. C’est une question qui agit comme un “rappel à l’immigré de la vérité de sa condition”. La condition noire9, dans le cas présent. Paraphrasant Faber10, on dirait que toute cette panoplie de dénominations traduit le fait que les personnes stigmatisées comme immigrés sont moins inintégrables qu’indésirables. 

 

L’Occident dans l’imaginaire africain

 

Dans l’imaginaire de plusieurs Africains et particulièrement ceux qui n’ont jamais foulé le sol occidental, l’Occident est un autre monde, un monde très différent de l’Afrique. Tout semble séparer ces deux mondes: personnes blanches versus personnes noires, pays développés versus pays sous-développés (ou en voie de développement), abondance matérielle versus misère, démocratie versus dictature (ou démocrature), Etats de droit versus Etats voyous, bonheur versus malheur, lieu de vraie vie versus lieu-mouroir, etc. Bref, dans cette représentation de l’Occident, celui-ci serait un paradis, comparativement à l’Afrique qui serait un enfer (ou un continent maudit). 

 

Bien plus, certains Africains continuent à croire en la supériorité du Blanc et, partant, à le confiner dans une différence particulière positive et valorisante, et ce du simple fait d’être blanc, comme si être blanc conférait des qualités additionnelles. Et c’est beaucoup plus en Afrique que le Blanc sera affublé de toutes les qualités (riche, intelligent, agent du développement,…) de par, outre la couleur de la peau, son statut: coopérant, humanitaire, touriste, diplomate, etc. A contrario, être noir sera considéré comme une tare, voire un déficit d’être. 

 

Un mythe tenace

 

C’est donc en fonction de cette conception de l’Occident que des Africains, qui l’ont pu, ont quitté l’Afrique pour aller s’installer là-bas et vivre comme des Blancs, supposément bien. Bien entendu, tel est un mythe, puisque tout n’y est pas rose. À tout prendre, le mythe du paradis occidental est sous-tendu par plusieurs facteurs : psychologiques, culturels, économiques, politiques, etc. Ainsi, si des Africains désirent aller s’installer en Occident c’est fondamentalement parce qu’ils ont un mal de l’Afrique, un mal réel ou imaginaire. A titre illustratif, nombreux sont ceux qui quittent leurs pays par contrainte. Ils se sentent menacés dans leur existence et leur futur leur semble dramatiquement compromis. Pour eux, l’Afrique ne se présente pas comme un lieu de vie sûr, un lieu qui convient à leur épanouissement. Aux problèmes de chômage et d’insécurité alimentaire et sanitaire s’ajoutent des problèmes politiques : mauvaise gouvernance, corruption, violation massive des droits de l’homme, répartition inéquitable des richesses nationales, etc. À ce sujet, il semblerait que plus on est qualifié, plus on entend les sirènes de l’Occident. 

 

Ce mythe est particulièrement renforcé, d’une part, par des migrants qui exhibent des signes ostentatoires de réussite (réelle ou factice) lorsqu’ils se rendent en Afrique et, d’autre part, par des Occidentaux via leur mode de vie en Afrique et les médias. De nos jours en effet, le monde occidental est à la portée des écrans de nos ordinateurs, nos tablettes, nos téléphones portables et nos télévisions. Dorénavant, “l’Ailleurs apparaît aujourd’hui plus accessible pour l’individu, plus présent dans son quotidien, plus médiatisé, plus consommé et de ce fait, plus désiré”11. Et ce qui est présenté est fascinant, voire envoûtant, singulièrement pour des personnes vivant dans la galère et sans perspectives de vie meilleure sur place.

 

Bricolages identitaires

 

En tout état de cause, ce mythe est imputable à l’occidentalisation excessive de l’Afrique au travers de la colonisation/évangélisation et plus particulièrement de la scolarisation. Assimilable à bien des égards au lavage de cerveau, cette dernière a engendré la déculturation. En effet, elle a induit et induit encore aujourd’hui chez les Africains de nouveaux modes de penser, de nouveaux comportements, occidentaux en l’occurrence, par notamment les programmes scolaires et les langues d’enseignement qui sont toujours occidentaux. Les ravages de la colonisation ou post colonisation sont tels que certains Africains s’occidentalisent outre mesure au point de tenter de gommer leur identité africaine. C’est notamment le cas des filles ou des femmes (et aussi de quelques hommes) qui se dépigmentent les peaux grâce aux produits éclaircissants pour ressembler aux Blancs. Il en est de même de certains Africains qui singent tellement les Occidentaux jusqu’à ne plus parler des langues africaines ni à manger africain. Une telle démarche est illusoire puisque l’identité blanche recherchée n’est jamais acquise. Elle ne reste qu’un masque ridicule12. Par ailleurs, elle n’est même pas reconnue par ceux à qui on cherche à s’identifier. 

 

Examiner notre relation à l’Autre

 

L’histoire nous présente les Africains et les Occidentaux comme deux peuples séparés par des murs infranchissables et donc incapables de vivre bien ensemble. Une question se pose dès lors ici : qu’est-ce qui se passe? Quel est le problème? Tout bien considéré, le problème fondamental nous semble la considération mutuelle biaisée, les Africains surestimant et valorisant généralement les Occidentaux tandis que ceux-ci sous-estimant et dénigrant généralement les premiers. Ni les uns, ni les autres ne s’apprécient mutuellement à leur juste valeur. 

 

Le problème est aggravé par l’intériorisation des stéréotypes et l’établissement dissymétrique durable des relations du donner et du recevoir. Le problème est particulièrement tragique chez les Africains puisqu’ils sont les plus perdants dans ces rapports. Ils ne jouissent pas des mêmes droits que les Blancs tant en Occident qu’en Afrique. Et objectivement, rien ne justifie cette situation. Ce problème est loin d’être résolu. En cause, la lente évolution des mentalités et ce malgré la progressive occidentalisation/villagisation du monde. Face à cette situation, force est de rappeler constamment à tous ce qui transcende les différences et qui lie les humains, à savoir la commune humanité et un destin commun. “Penser le souci des proches ne suffit plus; il faut aussi interroger notre relation avec des inconnus, des personnes d’autres régions du monde, dont parfois nous dépendons (pour nos ressources, nos objets…)“, nous dit justement la philosophe française Sandra Laugier13

 

Joseph Gatugu
Docteur en philosophie et lettres

[1] É. Glissant et P. Chamoiseau, Quand les murs tombent: l’identité nationale hors la loi ?, Paris, Editions Galaade, Institut du Tout-monde, 2007.

[2] Dans la suite, nous noterons “Afrique” et les Africains subsahariens seront identifiés “Africains”.

[3] E. Glissant désigne par ce néologisme l’univers des hommes dans lequel s’interpénètrent leurs cultures et leurs imaginaires. Cf. www.edouardglissant.fr/toutmonde.html. Consulté le 12 novembre 2015.

[4] L. Vandenhoeck, “De l’indigène à l’immigré. Images d’hier, préjugés d’aujourd’hui?”,  Jacquemin J.-P. (sous la dir. de), Racisme continent obscur. Le Noir du Blanc, Bruxelles, CEC, 1991, p. 113.

[5] A. Honorez, “Miroir miroir, montre-moi mes clichés…”, in Aprad, Clichés d’ailleurs, Bruxelles, Aprad, 1997, p. 5.

[6] Sur les droits des personnes sans papiers, lire l’article d’Isabelle Doyen, “Cohérences et incohérences”, in L’Agenda interculturel n° 327, septembre 2015.

[7] Référence ici au contesté ministère français de l’Identité nationale.

[8] A. Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. Les enfants illégitimes, Paris, Raisons d’agir, 2006, p. 138.

[9] Référence au titre du livre de P. Ndiaye, La Condition noire. Essai sur une minorité française, Paris, Calmann-Lévy, 2008.

[10] J. Faber, Les indésirables. L’intégration à la française, Paris, Grasset, 2000.

[11] V. Michaud, Lorsque l’imaginaire migratoire rencontre les réalités de la migration : parcours de migrants volontaires et qualifiés de l’Afrique de l’Ouest au Québec, Mémoire, Montréal, Université de Montréal, 2010. En ligne : https://papyrus. bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/4835. Consulté le 16 novembre 2014.

[12] Voir à ce sujet la critique célèbre de F. Fanon dans son ouvrage Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952.

[13] Sandra Laugier, “Penser ce qui nous lie ensemble”, in Sciences Humaines, n° 277, Janvier 2016.