#329 - mars 2016

L’Appel contre les murs

En 2007, avec la création controversée du ministère français de l’Identité nationale par le président Sarkozy, deux éminents hommes de lettres martiniquais ont lancé un appel à résister contre cette institution qui risquait plus de renforcer une lecture ethnique et raciale des questions politiques, économiques et sociales, que d’alimenter le vivre ensemble. Ce ministère a été supprimé en 2010. Mais l’Appel, au delà du cas de la France, garde une puissance qui mérite relecture.

 

La tentation du mur n’est pas nouvelle. Chaque fois qu’une culture ou qu’une civilisation n’a pas réussi à penser l’Autre, à se penser avec l’Autre, à penser l’Autre en soi, ces raides préservations de pierres, de fer, de barbelés, ou d’idéologies closes, se sont élevées, effondrées, et nous reviennent encore dans de nouvelles stridences. (…)

 

La moindre invention, la moindre trouvaille, s’est toujours répandue dans tous les peuples à une vitesse étonnante. De la roue à la culture sédentaire. Le progrès humain ne peut pas se comprendre sans admettre qu’il existe un côté dynamique de l’identité, et qui est celui de la Relation. Là où le côté mur de l’identité renferme, le côté Relation ouvre tout autant, et si, dès l’origine, ce côté s’est ouvert aux différences comme aux opacités, cela n’a jamais été sur des bases humanistes ni d’après le dispositif d’une morale religieuse laïcisée. C’était simplement une affaire de survie: ceux qui duraient le mieux, qui se reproduisaient le mieux, avaient su pratiquer ce contact avec l’Autre: compenser le côté mur par la rencontre du donner-recevoir, s’alimenter sans cesse ainsi: à cet échange où l’on se change sans pour autant se perdre ni se dénaturer.

 

(…) Les murs qui se construisent aujourd’hui (au prétexte de terrorisme, d’immigration sauvage ou de dieu préférable) ne se dressent pas entre des civilisations, des cultures ou des identités, mais entre des pauvretés et des surabondances, des ivresses opulentes mais inquiètes, et des asphyxies sèches. Donc: entre des réalités qu’une politique mondiale, dotée des institutions adéquates saurait atténuer, voire résoudre. Ce qui menace les identités nationales, ce n’est pas les immigrations, c’est par exemple l’hégémonie étasunienne sans partage, c’est la standardisation insidieuse prise dans la consommation, c’est la marchandise divinisée, précipitée sur toutes les innocences, c’est l’idée d’une “essence occidentale”, exempte des autres, ou d’une civilisation exempte de tout apport des autres, et qui serait par là-même devenue non-humaine. C’est l’idée de la pureté, de l’élection divine, de la prééminence, du droit d’ingérence, en bref c’est le mur identitaire au cœur de l’unité-diversité humaine.

 

(…) Mais la folie serait de croire inverser par des diktats le mouvement des immigrations. Dans le mot« immigration” il y a comme un souffle vivifiant. L’idée d’“intégration” est une verticale orgueilleuse qui réclame la désintégration préalable de ce qui vient vers nous, et donc l’appauvrissement de soi. Tout comme l’idée de tolérer les différences qui se dresse sur ses ergots pour évaluer l’entour et qui ne se défait pas de sa prétention altière. Le co-développement ne saurait être un prétexte destiné à apaiser d’éventuels comparses économiques afin de pouvoir expulser à objectifs pré-chiffrés, humilier chez soi en toute quiétude. Le co-développement ne vaut que par cette vérité simple: nous sommes sur la même yole. Personne ne saurait se sauver seul. Aucune société, aucune économie. Aucune langue n’est, sans le concert des autres. Aucune culture, aucune civilisation n’atteint à plénitude sans relation aux Autres. Ce n’est pas l’immigration qui menace ou appauvrit, c’est la raideur du mur et la clôture de soi. (…)

 

Les murs menacent tout le monde, de l’un et l’autre côté de leur obscurité. C’est la relation à l’Autre (à tout L’Autre, dans ses présences animales, végétales, environnementales, culturelles et humaines) qui nous indique la partie la plus haute, la plus honorable, la plus enrichissante de nous-mêmes.

 

Nous demandons que toute les forces humaines, d’Afrique d’Asie, des Amériques, d’Europe, que tous les peuples sans États, tous les “Républicains”, tous les tenants des “Droits de l’Homme”, que tous les artistes, toute autorité citoyenne ou de bonne volonté, élèvent par toutes les formes possibles, une protestation contre ce mur-ministère qui tente de nous accommoder au pire, de nous habituer à l’insupportable, de nous faire fréquenter, en silence, jusqu’au risque de la complicité, l’inadmissible

 

Tout le contraire de la beauté. 

L’Institut du Tout-Monde

 

Le philosophe et poète Edouard Glissant (1928-2011) a créé en 2006 l’Institut du Tout-Monde, un lieu “rhizome”, “incontournable”, reprenant l’intention poétique qui a constitué l’essence de son engagement: la poétique du divers, le métissage et toutes les formes d’émancipation, une réflexion autour d’une poétique de la Relation, celle des imaginaires, des langues et des cultures, les identités en mouvement, au carrefour de soi et des autres. Au fil de ses œuvres, Glissant a opposé une identité-relation à l’identité racine, fixe, bien définie, pure qui a encore de beaux jours devant elle.

 

L’Institut du Tout-Monde a réagi à sa façon à l’actualité des migrations : elle a remis en ligne “L’Appel contre les murs”, avec cette introduction puissamment ancrée dans le temps présent: “Il y a quelques jours encore, la fermeture. Aujourd’hui un début d’ouverture. Ainsi vont les jours des réfugiés ou migrants, au gré des appellations hésitantes, des prises de consciences des uns et des autres, des attitudes changeantes des États et des images chocs bouleversant les somnambulismes persistants”. 

 

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