Rapport d’activités 2023

Introduction

 

Ce que peut la société civile

 

Ils s’appellent Albéric, Zora, et Mathilde et, le 10 de chaque mois, ils n’ont plus les moyens de se payer à manger.

 

Ce fait n’a de cesse de s’accentuer d’année en année et les métiers de la formation sont là pour en témoigner : nous sommes confrontés à des situations croissantes de détresse sociale et psychologique dans lesquelles des êtres humains tentent de subsister, de tenir pied dans la vie en société, de préserver leur place là où il s’agit pour eux et elles de jouer leur rôle de père, de mère, de grand frère, de grande sœur, de mari, de femme, de conjoints, de protecteurs des vies dont ils ont la responsabilité.

 

Ce sont nos stagiaires. Ils et elles nous honorent de leur confiance, en répondant à l’invitation que nous leurs avons faite de se lancer dans un cheminement collectif qui a besoin du temps pour se déployer et au cours duquel le travail pédagogique lié à l’apprentissage d’un métier va se conjuguer avec l’exploration des univers culturels dont sont issus les participants.

 

Ce travail qui constitue une composante essentielle de la pédagogie interculturelle et de tous les dispositifs de formation que nous manipulons se trouve entravé par des causalités extérieures (retrait d’une allocation de chômage, suspension d’une aide sociale, refus de renouvellement d’un titre de séjour, …).  Celles-ci fragilisent les enveloppes protectrices culturelles et sociales, matérielles et symboliques, qui permettent à des individus de préserver leur dignité et d’envisager leur avenir avec sérénité.

 

En outre, ces forces qui les captent et les détournent des processus de formation à l’intérieur desquels nous nous efforçons de les maintenir, nous amènent à devoir effectuer des « pas de côté » : ces derniers nous permettent de les ramener de ces « en dehors » où ils se sont trouvés entraînés, à la suite de décisions administratives, vers la centralité du processus pédagogique. Ce travail, lorsqu’il n’est pas reconnu à sa juste valeur, n’est tout simplement pas pris en considération dans le calcul des subventions allouées.

 

Les politiques publiques qui seront mises en œuvre dans les années à venir devront répondre au défi de cette responsabilité : que vont-elles proposer à ces personnes qui se trouvent exposées à des conditions d’insécurité d’existence ?

 

Et puis, vont-elles s’en prendre aux capacités de la société civile en faisant de cette dernière la cible de leurs soupçons ? Si l’espoir accroit la puissance d’agir, alors il nous revient de garder notre confiance dans la capacité des pratiques associatives qui permettent à la société de « faire corps ».

 

L’action interculturelle et les déchirures du monde


Le CBAI a toujours milité pour le rapprochement des peuples et des cultures, pour la construction, dans le langage des situations concrètes, d’un dialogue dans lequel chacun·e est reconnu·e dans sa légitimité à exister et à faire exister sa parole.

 

L’action interculturelle est construite sur le pari qu’il peut résulter de cette mise en présence des altérités, si elle repose sur des conditions précises et rigoureuses, « des processus de différenciation par enrichissements », pour reprendre les termes de Georges Devereux. Ces derniers peuvent être caractérisés par la production de devenirs de subjectivation au cours desquels des structures de perception vont se trouver altérées par ces contacts et rencontres, pour donner lieu à l’apparition de configurations renouvelées du monde.

 

C’est pourquoi, comme nous l’avons expliqué à plusieurs reprises, ces métiers voués à la réalisation de l’action interculturelle, ne sont pas sans rapport avec un savoir-faire de la « perturbation » par lequel il s’agit de déstabiliser une certaine structure de perception du monde et des autruis qui l’habitent pour donner lieu à l’apparition d’une configuration modifiée qui aura gagné en complexité. Et la complexité, c’est aussi le nom du chemin qui mène à l’autre.

 

Cela étant, pour perturbateurs qu’ils et elles soient, il peut aussi arriver à celles et ceux qui mettent en œuvre l’action interculturelle d’être à leur tour … perturbés. On pourrait même penser qu’il s’agit là d’une condition de possibilité de leur métier : pour pouvoir affecter l’autre, il faut soi-même s’exposer à l’emprise de son jugement et de sa capacité à penser. En outre, les travailleurs de l’action interculturelle sont eux-mêmes perméables à leur environnement. Ce dernier constitue un contexte vivant en constante évolution qui agit sur leurs consciences et avec lequel ils doivent composer dans l’exercice de leurs métiers.

 

Aussi, ont-ils à cœur de prendre la mesure dont les déchirures du monde les affectent, eux, mais également les participants qui répondent aux propositions associatives que notre institution leurs adresse. En ce sens, ce qui se passe là-bas en Palestine, produit sur les publics et les collectifs auxquels nous destinons nos actions, des effets qui viennent interroger ce que peut l’action interculturelle, … ce qu’elle peut, et ne peut pas, ce qu’elle a à proposer dans sa volonté de toujours à nouveau créer les conditions de la rencontre. Ce défi sera pour nous au cœur des années à venir. Plus que jamais.