#373 - septembre/octobre 2024

Injustices épistémiques vécues par des professionnels

Le RIFI, nouveau Réseau interculturel féministe et intersectionnel, vient de sortir les résultats de son enquête auprès de plus de 200 professionnelles qui accompagnent des femmes migrantes. Un des contats met en évidence combien certaines de ces travailleuses de première ligne vivent en miroir des problèmes socioéconomiques et des discriminations subies par leurs usagères.

 

Les problèmes vécus par les femmes migrantes se sont complexifiés au fil du temps: précarité, isolement, situation monoparentale, désinsertion professionnelle, discriminations multiples, etc. Le travail d’accompagnement, et ce peu importe le secteur d’intervention, nécessite donc pour les travailleurs et travailleuses de pouvoir prendre en considération la situation particulière des femmes minorisées ainsi que des rapports de pouvoir qui construisent les systèmes d’oppression tels que le sexisme, l’hétérosexisme, le racisme, le colonialisme, le capacitisme, l’âgisme, etc., et marquent leur expérience quotidienne2.

 

Cette lecture intersectionnelle des diversités a permis de revisiter au cours des dernières années différentes pratiques d’intervention. La recherche réalisée par le Réseau interculturel féministe et intersectionnel (RIFI), composé d’associations et de partenaires académiques3 et soutenue par equal.brussel, s’inscrit dans cette perspective. Elle a pour objectif d’identifier les besoins des professionnels et professionnelles pour accompagner les femmes à l’intersection des oppressions, et particulièrement du racisme, du sexisme et du classisme.


En s’inscrivant à la croisée des mondes associatif, académique et politique, l’étude menée par le RIFI participe à la production de savoirs féministes. En effet, l’expertise de genre émergeant au centre de ce triangle de velours4, organisations féministes, fémocrates, chercheuses, est nécessaire à la mise en œuvre de pratique de la lutte contre les inégalités vécues par les femmes migrantes multivulnérabilisées (vivant des inégalités multiples et croisées liées à l’origine, la situation sociale, la trajectoire migratoire, l’appartenance culturelle et religieuse, etc.).

 

Les constats de l’enquête permettront de développer, dans la suite du projet, des ressources pratiques et théoriques pour sensibiliser les professionnels et professionnelles à l’imbrication des discriminations et de leur permettre d’acquérir des pratiques inclusives.

 

Le RIFI, un réseau novateur

 

Le RIFI est dédié à l’échange de pratiques interculturelles, féministes et intersectionnelles pour les professionnels et professionnelles, et propose :
• un réseau académique et associatif sur les thématiques du féminisme et de l’interculturalité,
• une bibliothèque virtuelle de ressources sur l’accompagnement,
• un espace de solidarité pour partager des expériences et des pratiques,
• des formations pour renforcer le travail des professionnels et professionnelles de l’accompagnement.


L’intervention interculturelle féministe

 

L’intervention interculturelle féministe considère à la fois les enjeux interculturels et ceux liés au genre, sans que les uns aient préséance sur les autres. Au contraire, cette approche vise à lever les “points aveugles” des intervenants et intervenantes en milieux interculturels (gender blindness) et auprès de celles et ceux du secteur féministe (color blindness). Trois axes sont proposés pour réaliser des interventions interculturelles féministes: 1) développer une posture réflexive concernant les enjeux interculturels, de genre et leur combinaison pour répondre à l’unicité des besoins de chaque femme (micro) et afin de prendre en compte le positionnement social de l’individu (macro), à l’intersection des enjeux interculturels et de genre ; 2) établir des rapports égalitaires avec les femmes accompagnées et prendre conscience, comme intervenant, de sa position privilégiée, 3) reconnaître la complexité identitaire et le positionnement social unique de chaque femme.

 

Ces axes d’intervention permettent de s’assurer de répondre aux besoins singuliers, situés et contextualisés des personnes auprès desquelles on intervient (niveau micro de l’intervention) et de reconnaitre la présence concomitante et non hiérarchisée d’enjeux associés notamment au sexisme et au racisme pour celles-ci (niveau macro des contextes d’intervention)5.


A l’intersection de la recherche et de l’engagement

 

En vue de révéler les défis intersectionnels pour les professionnels et professionnelles, le RIFI a réalisé en 2024 une vaste recherche en trois volets. Tout d’abord, dans une perspective exploratoire, les besoins de 80 professionnels ont été sondés lors de focus groups sur quatre thématiques centrales dans l’accompagnement des femmes migrantes  : les violences de genre, les barrières à l’emploi, le stress vicariant vécu par les professionnelles et le croisement des oppressions. Ensuite, une enquête en ligne a permis de récolter les perceptions de 205 professionnels et professionnelles concernant les enjeux de l’intervention interculturelle et féministe. Enfin, des entretiens approfondis menés auprès de professionnelles de l’accompagnement ont permis d’analyser qualitativement les représentations des travailleuses à l’égard des femmes racisées et minorisées et les mécanismes psychosociaux à l’œuvre dans les pratiques d’accompagnement.

 

Les professionnels et professionnelles interrogées exercent dans les secteurs de l’éducation permanente, de l’action sociale, et l’accueil des personnes en migration et aussi de la santé et de la formation. Il s’agit d’un échantillon composé principalement de femmes (168), à haut niveau socioéducatif (92 % ont fait des études supérieures). Il s’agit aussi de participantes engagées en matière de lutte contre les inégalités et spécialement celles concernant les femmes : 60 % se déclarent militantes et 80 % se disent féministes. Deux tiers des répondants travaillent dans une organisation bruxelloise, du centre de Bruxelles. 95 % des professionnelles déclarent accompagner un public très multiculturel principalement. Enfin, deux tiers des participantes déclarent avoir une origine étrangère (parents ou grands-parents).

 

Un double constat

 

Les résultats de cette première enquête sur les besoins des intervenants auprès des femmes migrantes révèlent un double constat. D’une part, ils mettent en évidence l’ampleur des difficultés psychosociales vécues par les femmes en migration. Ces constats vont dans le sens de nombreux travaux sur la vulnérabilité accrue des femmes en migration6. D’autre part, la recherche du RIFI met en exergue les injustices épistémiques7 vécues par les intervenantes elles-mêmes. La notion d’injustice épistémique désigne la remise en question de la capacité d’un individu de se positionner comme producteur de savoir dans le discours8. Ces injustices peuvent prendre la forme de mécanismes de silenciation de la parole des femmes9 et produire une charge raciale et intersectionnelle, c’est-à-dire une pression psychologique reposant sur le fait de constamment planifier des solutions pour faire face aux préjugés ou à la discrimination raciale10.

 

Complexité des trajectoires des femmes migrantes

 

Les résultats permettent de saisir la nature des barrières à l’emploi, des violences de genre et des discriminations systémiques vécues dans leurs parcours. A cet égard, 97 % des professionnelles accompagnent des personnes décrites comme étant en “très grande détresse psychosociale”. Les trois motifs principaux de vulnérabilité perçus pour les femmes sont la précarité économique, l’isolement et les discriminations liées à l’origine.

 

92 % des professionnelles identifient des difficultés dans le domaine de la formation et de l’emploi pour le public qu’elles accompagnent. Elles évoquent en priorité les difficultés suivantes: discriminations liées à l’origine, préjugés, contrats précaires, problèmes de reconnaissance de diplôme et discriminations liées au genre.

 

Injustices épistémiques

 

55 % des professionnelles disent s’être déjà senties particulièrement vulnérabilisées ces dernières années (précarité, isolement, violences…). Deux tiers des professionnelles ont déjà éprouvé un sentiment d’injustice dans leur carrière. Les raisons principalement évoquées sont: des injustices sur base du critère du genre et sur base de l’origine. Ces injustices prennent la forme de “micro-agressions”, c’est-à-dire d’échanges quotidiens qui envoient des messages dénigrants en raison de l’appartenance à un groupe. Face à ce sentiment d’injustice, les répondantes disent s’être senties “silenciées”. 51 % des répondantes ont déjà ressenti un épuisement professionnels. Elles décrivent un sentiment d’impuissance, d’inutilité et de perte de sens. 53 % se sont déjà senties particulièrement “chargées” de représenter les droits des femmes et des personnes racisées au sein de leur organisation.

 

La démarche interculturelle, féministe et intersectionnelle vise à lever les oppressions vécues par les femmes en s’interrogeant sur les freins rencontrés à différents niveaux dans les pratiques d’intervention. Dans cette recherche, les professionnelles interrogées soulignent les obstacles rencontrés sur le terrain. Ils rejoignent les domaines d’exercice du pouvoir mis en évidence par Collins. Il s’agit de freins structurels (le manque de moyens, la condition des travailleuses, l’absence de l’intersectionnalité dans les lois et programmes politiques), organisationnels (les politiques d’embauche, les offres de formations et le manque de diversité au sein des instances décisionnelles), hégémoniques (les représentations stéréotypées des femmes migrantes) et interpersonnels (le manque de décentrement dans les pratiques d’intervention).

[1] Audrey Heine est aussi maitresse de conférences au Centre de Recherche en psychologie sociale et interculturelle de l’ULB et au Service de psychologie du travail de l’Umons; chargée de projets à la Fédération Wallonie-Bruxelles; psychologue clinicienne de première ligne.
[2] Corbeil, Harper et Marchand, 2018.
[3] AWSA-Be (Arab Women’s Solidarity Association – Belgium), La Maison des Femmes – MOVE asbl, Vie Féminine, Le Grain asbl, le Collectif OXO et le Collectif Transition et Résistance, Service de Psychologie sociale et interculturelle de l’ULB, Service de psychologie des organisations de l’UMons, Observatoire francophone pour le développement inclusif par le genre (OFDIG) de l’Université du Québec à Montréal, Université Catholique de Lille, Université du Québec à Trois-Rivière.
[4] Woodward, 2004.
[5] Heine, Bourassa-Dansereau et Jimenez, 2023.
[6] Freedman et al. 2022.
[7] et [8] Fricker, 2007.
[9] Dotson, 2011.
[10] Bagaoui, 2012.

Bibliographie


Bagaoui, R.La charge raciale et la diversité ethnoculturelle, 2020. Radio-Canada: https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1282296/charge-raciale-discrimination-racisme-diversite-ethnoculturelle-capsule-connais-ton-voisin


Fricker, M. Epistemic Injustice, Oxford University Press, Oxford, 2007.


Heine, A., Bourassa-Dansereau, C., et Jimenez, E. Pratiques interculturelles féministes, Academia, Bruxelles, 2023. 


Freedman, J., Sahraoui, N., Tastsoglou, E. Gender-Based Violence in Migration. Interdisciplinary, Feminist and Intersectional Approaches. Palgrave Macmillan, Londres, 2022.


Marchand, I., Corbeil, C. et Boulebsol, C. “L’intervention féministe sous l’influence de l’intersectionnalité : enjeux organisationnels et communicationnels au sein des organismes féministes au Québec”. Communiquer, n°30, 2020, pp. 33-52.


Woodward, AL. (2003). “European Gender Mainstreaming: Promises and Pitfalls of Transformative Policy”, Review of Policy Research 20 (1), 2003, pp. 65-88,