#372 - mai/juin 2024
A quel point est-on normatif ?
#372 - mai/juin 2024
Tisser son identité
Quand l’EVRAS sert de fil
Les animations d’Éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle (Evras) existent en Belgique depuis les années 1970. Elles sont notamment dispensées par les centres de planning familial ainsi que par d’autres acteurs comme les centres PMS ou PSE ou certaines organisations de jeunesse. Un nouveau cadre réglementaire, sous la forme d’un accord de coopération entre la COCOF, la Région Wallonne et la Fédération Wallonie Bruxelles, a mis le feu aux poudres en septembre 2023, avec de fortes oppositions. Que révèlent ces polémiques ? Quels enseignements en tirer au niveau de l’organisation de l’EVRAS comme au niveau politique ?
Les premiers mouvements à s’opposer à l’EVRAS en Belgique dès 2022 sont persuadés que les “lobbies LGBT” ont noyauté des organisations mondiales telles que l’OMS dans le but d’influencer les politiques des pays et d’introduire “dans l’esprit des enfants des images de diverses pratiques sexuelles, ainsi que des notions portant à créer la confusion dans leur esprit, telles que l’existence de l’enfant ‘transgenre’”1. Ces groupes diffusent en 2023 plusieurs centaines de milliers de flyers, prétendant que l’école enseigne “la sexualité explicite dès la maternelle”2, ce qui va susciter une levée de boucliers chez les parents.
Les résistances à l’EVRAS sont aussi politiques: on a ainsi pu voir dans les manifestations anti-EVRAS de surprenantes coalitions entre des mouvements musulmans, des mouvements conspirationnistes et la droite dure venue de France et incarnée par Civitas3. La fronde essuyée en 2013 en France suite à l’ABCD de l’égalité, un dispositif pédagogique ayant pour but de lutter contre les stéréotypes de genres, a été portée par des arguments que l’on retrouvera 10 ans plus tard de notre côté de la frontière: enseignement de la “théorie du genre” et de la masturbation aux enfants, entres autres. Malgré qu’en Belgique, ces mouvements n’aient pu faire échouer le vote de l’accord de coopération, les résistances continuent: ainsi, un recours à la Cour Constitutionnelle et au Conseil d’État a été déposé fin mai 2024 contre l’accord de coopération et le guide qui l’accompagne. Par ailleurs, on a pu entendre au sein de ces rassemblements des propos ouvertement homophobes et anti-IVG4, révélant les soubassements de ces mouvements ancrés dans le conservatisme.
En animation : comment jongler avec ces résistances ?
Face à ces résistances, les acteurs et actrices de l’EVRAS ont fait un travail important de réassurance auprès des parents pour expliquer la véritable nature des animations EVRAS : des espaces dans lesquels les enfants et les jeunes peuvent poser leurs questions et obtenir des réponses toujours adaptées en fonction de leur âge et de leur maturité. Des espaces de dialogues et de débats dans lesquels il est possible de niveler les différences d’informations reçues par les jeunes, tout en tenant compte des différences culturelles et religieuses. Des espaces enfin où les enfants et les jeunes peuvent identifier des adultes de confiance vers qui se tourner en cas de problème, et notamment en cas de violences sexuelles.
Des équilibristes en dialogue
Les tensions en animation ne datent toutefois pas de la polémique. Elles existent partout où les valeurs et thématiques de l’EVRAS viennent se heurter à d’autres conceptions, fruits de l’héritage familial, culturel et/ou religieux5. Tout l’art de l’animation est alors d’être dans une posture ajustée, non-verticale, qui tend à faire dialoguer les différentes réalités et croyances, sans pour autant verser dans le relativisme. Cette posture d’équilibriste permet de fournir des informations, mais surtout de construire l’animation avec le groupe, dans un dialogue constant basé sur les préoccupations et questions de ce groupe à ce moment précis.
Face à des tensions (refus de participation, propos sexistes ou homophobes, interventions provocantes, …), les animateurs et animatrices peuvent pousser les élèves à aller au bout de leurs raisonnements ou de leurs croyances afin qu’ils/elles puissent en identifier par eux-mêmes et elles-mêmes les angles morts ou les limites de leur raisonnement, ou être aidées en cela par leurs camarades. Le cœur de l’animation n’est pas de venir dicter du prêt-à-penser, mais au contraire de les accompagner dans l’élaboration de leurs conceptions du monde.
Certains animateurs et animatrices utilisent des outils pédagogiques qui permettent de parler de sujets intimes sans avoir à parler de soi, ce qui permet de déplacer l’intensité émotionnelle. Un enjeu crucial est de partir des références culturelles des jeunes et donc d’utiliser des discours et des outils dans lesquelles les représentations culturelles sont variées. Ce qui suppose, pour les animatrices et animateurs, un travail conséquent de questionnement de leurs propres cadres de références et de valeurs6.
Un S qui crispe
Ces résistances se ressemblent dans le sens qu’il s’agit, pour les opposantes et opposants à l’EVRAS, de défendre des valeurs qui seraient mises en danger. Elles se fondent d’abord sur l’idée que l’éducation doit se faire uniquement par les parents, opérant dès lors une distinction claire : l’école serait le lieu de l’instruction, la famille celui de l’éducation. On ne pourrait donc pas aborder à l’école d’autres sujets que les maths, le néerlandais ou l’orthographe, et certainement pas ce qui relève du champ de la vie relationnelle, affective et encore moins sexuelle.
En effet, ces résistances s’ancrent dans des postures morales selon lesquelles les enfants se trouveraient hors du scope de la sexualité. Or, la sexualité7 se construit dès le plus jeune âge par ce que les enfants peuvent entendre, par ce qu’on leur dit ou ce qu’on ne leur dit pas, par les tabous qui se dessinent… et ce bien avant de rentrer dans une sexualité active. Il y a là une volonté de maintenir les enfants dans une forme d’innocence ou plutôt d’ignorance… stratégie qui ne fonctionne pas en matière de réduction des risques. Il s’agit d’une forme de contrôle social, qui se joue de manière genrée puisqu’il s’applique bien plus intensément au corps et aux vies des jeunes filles8.
Quels défis pour l’EVRAS ?
L’intensité de la polémique de septembre 2023 révèle les polarisations qui existent dans notre société à propos de deux enjeux fondamentaux de l’EVRAS :
Pourtant, ces enjeux ont toujours été au cœur de l’EVRAS : elle a pour but de créer du dialogue, du lien, de la cohérence entre les diverses sphères qui nous influencent. Il s’agit de permettre aux jeunes de tisser leurs propres chemins entre les injonctions familiales, culturelles, religieuses, amicales, sociales, etc. En leur donnant ce fil, on leur donne un pouvoir essentiel, celui de créer leur propre identité, tout en leur apprenant qu’elle ne peut s’élaborer que dans le respect de celle des autres.
Évidemment, cette liberté donne aux jeunes le pouvoir de se définir, donc de prendre de l’autonomie et une forme d’indépendance par rapport à la famille, à la culture, à la religion, … C’est précisément à cet endroit que se fonde la résistance de certains adultes: sur la crainte que cette éducation permette aux enfants et aux jeunes d’échapper aux dogmes.
[1] www.democratieparticipative.eu/enquetes
[2] democratieparticipative.substack.com/p/enquete-evras-les-premiers-resultats
[3] Civitas est un mouvement politique d’extrême-droite intégriste européen originaire de France. Il est notamment connu pour ses actions contre des œuvres d’art qu’il juge blasphématoires ou contre le mariage homosexuel.
[5] Colette Bériot, L’éducation à la vie affective et sexuelle en contexte multiculturel, 2013
[6] https://fcppf.be/produit/evras-drole-de-metier-numerique/
[7] www.cairn.info/revue-l-ecole-des-parents-2013-3-page-37.htm